Penser la guerre d'Éric Clémens par François Huglo
La guerre ne continue pas la politique, mais l’interrompt et l’exclut. Si « la politique au nom de laquelle est menée la guerre » n’est pas « débattue et jugée », 1918 précipite la deuxième guerre mondiale et la répétition du même manquement « dans les conflits les plus récents, en Afghanistan et en Irak, en Syrie et en Lybie », favorise les terrorismes islamistes. Éric Clémens pense la guerre et pense la démocratie : deux essais successifs, deux moments complémentaires et inséparables d’une réflexion refusant bellicisme et pacifisme qui se renforcent l’un l’autre. « La démocratie exclut la rhétorique guerrière », en particulier celle des groupes djihadistes, qu’elle doit se garder d’imiter. Le texte qui figure en appendice de l’essai a été envoyé à deux journaux belges et un français, peu après les attentats de Paris en novembre 2015, sans qu’ils en acceptent la publication. Éric Clémens y écrit qu’ « à l’intérieur (…) les menaces limitées doivent être contrées par une lutte policière et, dans la mesure où notre sécurité en dépend, militaire, dans les limites légales et légitimes, quelle que soit l’urgence. Mais aussi que nous devons redoubler la lutte politique et culturelle, avant tout dans l’école, contre les idéologies d’origine wahhabites et salafistes qui nient les droits humains et les lois civiles appliquées dans le monde entre nous, la société dont nous partageons la vie quotidienne, et cela indépendamment des commandements de Dieu dont ne sont redevables que les croyants. Ensuite, à l’extérieur, que les interventions armées ne participent à une guerre qu’à condition de soutenir des populations opprimées qui demandent notre aide dans un cadre limité, sans se substituer à elles ». Plutôt que l’enlisement « dans une rhétorique guerrière », l’action politique exige « une politique économique, d’intégration réelle des populations d’origine immigrée et une politique culturelle de critique des dogmatismes et du fondamentalisme religieux, d’éducation à la citoyenneté, à la démocratie, et enfin au questionnement philosophique face à tous les clichés, toutes les fausses évidences, toutes les illusions rhétoriques avec leurs arrière-pensées politiciennes ».
Éric Clémens situe ce questionnement philosophique au carrefour des savoirs : ne s’arrêtant à aucun, il cherche à « penser la chose même, la guerre, son phénomène », sa « résurgence perpétuelle ». Du livre de Johan Huizinga, Homo ludens, il retient l’élément compétitif, révélant « le fond agonal du jeu » qui « précède la guerre » et la cantonne dans les règles d’un rituel, du moins jusqu’à l’Antiquité où la violence ne connaît plus de bornes dès qu’elle n’est plus dirigée contre des égaux mais contre des « barbares ». L’Illiade oppose « le guerrier héroïque et le guerrier sauvage », comme s’opposent la métis (ruse) d’Athéna et la fureur aveugle d’Arès.
Les facteurs économiques, démographiques, écologiques et démographiques servent souvent d’explications causales. Le néolithique aurait-il provoqué la guerre par « la disharmonie entre la propriété sédentaire avec ses réserves de biens et la croissance démographique » ? Dans la Bible, « le pasteur Abel est tué par l’agriculteur Caïn ». Mais si les conditions de possibilité de la guerre sont « peut-être nécessaires », elles ne sont pas suffisantes. Le livre de Barbara Ehrenreich Le sacre de la guerre. Essai sur les passions du sang porte l’attention sur « l’émotion, l’affect d’enthousiasme ou d’emportement, et la désindividualisation compensée, contrebalancée par une identification collective à une entité, une valeur ou un symbole, national ou autre ». Ehrenreich cède à l’empirisme psychologique : elle ne se demande pas « comment et selon quels processus imaginaires et symboliques, fonctionnels, s’élabore la sacralisation de la chasse, de la guerre et de la différence sexuelle ». La « transformation ou identification entre nature et culture » est en effet marquée « d’interdits constituants : de certaines chairs animales et de certaines proximités sexuelles, mais aussi et avant tout de sons comme de sens (et à la suite d’images) étrangers à toute langue qui serait "naturelle" ».
La perspective de Pierre Clastres est précieuse, car elle ne vise pas une cause mais une logique interne qui seule permet de parler d’ « être social ». Dans les sociétés primitives définies comme indivisées, il n’y a pas de pouvoir séparé : le chef indien est « prophète » mais « dépourvu d’autorité ». La « société contre l’État » est « pour la guerre et l’alliance mais contre le guerrier ». Clastres critique le « discours naturaliste » de Leroi-Gourhan, qu’il apparente à une zoologie plus qu’à une sociologie politique, et le point de vue « économiste » d’obédience marxiste. Au dogme du développement des forces productives, il oppose la « société d’abondance et de loisir » décrite par Marshall Sahlins, et le « Mode de Production Domestique » qui « ignore les relations commerciales ». Les échanges définissent des Amis face à des Ennemis : « la guerre y est première par rapport à l’alliance ». L’homme guerrier est « être pour la mort », la femme mère « être pour la vie », qui « fait apparaître la course au prestige viril comme réaction de défense et de compensation ». Clastres dénonce avec vigueur les « préjugés européocentristes » selon lesquels la politique supposerait l’État, l’économie primitive serait de subsistance, les femmes seraient traitées en objets de reproduction et de consommation.
Pour Clausewitz, « la guerre apparaît en tant que la violence impulsive réciproque des peuples dans le jeu hasardeux des probabilités selon le but stratégique (défensif) du chef militaire à fin rationnelle politique du chef d’État », et Raymond Aron relève la « divergence et peut-être incompatibilité » entre ce « principe d’anéantissement » et cette « suprématie de la politique », réduite par Clausewitz, selon Claude Lefort, « à l’entendement d’un chef d’État ».
Éric Clémens tend, « de la psychanalyse à la philosophie », un lien d’autant plus nécessaire que la psychanalyse a placé la question du sujet hors du champ philosophique. La guerre n’étant pas le fait d’un sujet singulier, tomberait-elle hors champ psychanalytique ? Freud tient à distance critique les notions, jungiennes ou autres, de « psychologie collective », et définit « l’essence d’une foule » par « les liens libidineux qui la traversent de part en part, comme un réseau serré ». La foule réunit « des individus ayant tous remplacé leur idéal du moi par le même objet ». Ils s’identifient les uns avec les autres, ou à un chef, « liaison dangereuse » où « l’idéal du moi finit en soumission à la férocité du surmoi et à l’injonction de jouissance mortelle ». Lacan déplace l’identification au leader vers l’objet a qu’il fait miroiter : voix du Führer, vierges des fantasmes islamiques, objets de consommation. « L’Eros amoureux mobilise aussi le Thanatos possessif », et « l’identification "érotique" de type nationaliste ou religieux mobilise l’agressivité meurtrière de la guerre », où « le surmoi partagé collectivement ne fait que développer les pulsions individuelles ». Clémens conclut : « il n’y a d’affect que du sujet et il n’y a de droit (et de communauté) que de la force ». La culture de paix exige « la lucidité portée à notre pulsion de mort dans l’inconscient ».
Héraclite et Hegel exaltent la puissance du négatif : la guerre est force de la division pour l’un, puissance de la mort pour l’autre. Kant voit dans « l’esprit d’intérêt de chaque peuple » et dans « l’esprit de commerce » la condition d’une paix perpétuelle, mais il n’exclut pas la persistance des guerres. Le point de vue de Joseph de Maistre montre « l’ancrage cosmo-théologique des théories de la guerre "purificatrice" ». Nietzsche n’appelle ou ne rejette la guerre « qu’en fonction des énergies créatrices qu’elle fait gagner ou perdre ». Pour Caillois, guerre et fête se ressemblent en ce qu’elles inaugurent une période de forte socialisation, rompant le temps des quiétudes privées, « gaspillage immense » que Bataille définira comme « consumation » et « sacrifice » dans l’instant, antithèses de la production en vue de l’avenir. La métaphysique de Lévinas élargit la réflexion sur la guerre à la question de la violence, mais « les deux n’apparaissent que depuis le langage », et « l’abandon silencieux à l’infiniment autre comporte l’annihilation la plus absolue —de la différence du même et de l’autre, donc aussi de tout autre. Le Tout-Autre détruit tout autre ! ».
Les guerres sont « d’essence technique », et « l’outil utile se transforme en arme destructrice autant qu’en instrument artistique ». Les « moyens » techniques deviennent des « fins ». En même temps que la puissance illimitée de la guerre, apparaît « l’exigence de l’intouchable du corps », le rejet « de toute atteinte non acceptée à son intégrité ». Guerre et paix sont « prises dans cet étau ». La guerre est le « retour du refoulé de la technè qui veut anéantir la mort ». Devenue « mondiale et totale dans la technè (l’éco-technologie) », loin de supprimer la « chose innommable et angoissante », elle « l’aura exacerbée ». Si la guerre « laisse aller l’autonomie immaîtrisée de la puissance éco-techno-scientifique, la dérive de ce pouvoir d’illimitation a-t-elle encore la moindre chance d’être maîtrisée » ? Au belliciste (« guerre sainte » ou qui « possède le droit ») et au pacifiste (qui « laisse être la violence de l’autre pour se disculper de la sienne dont il ne veut pas voir l’origine inconsciente »), Clémens oppose l’éthique de la responsabilité au sens de Max Weber : « de l’action mesurée à ses conséquences plus qu’à (mais non à l’exclusion de) ses principes », et « la recherche dans le conflit symbolique —démocratique— du juste dans l’action —depuis la menace ou l’effectivité du passage à l’acte violent ».