Petit traité bien cuit de Jean-Pierre Ostende par François Huglo

Les Parutions

06 oct.
2022

Petit traité bien cuit de Jean-Pierre Ostende par François Huglo

  • Partager sur Facebook
Petit traité bien cuit de Jean-Pierre Ostende

            Bien cuit, ma non troppo : crustacés et agrumes, l’accord iodé-fruité plusieurs fois cité suppose une fraîcheur juteuse. Ou petit traité comme petits pâtés ? Dès le titre, croustille un feuilleté de convives : Quignard, Lévi-Strauss… mais plutôt qu’à l’ethnologue invoqué à propos de l’ « isolationnisme japonais » qui maintient « séparé tout ce qui doit l’être », c’est au sémiologue qu’on pense, et moins au Barthes de L’empire des signes qu’à celui de Mythologies, pas si éloigné du Flaubert du Dictionnaire des idées reçues, bien que les climats et les goûts —le style— du Basque diffèrent profondément de ceux du Normand. Il y a aussi du Phileas Fogg chez Jean-Pierre Ostende qui travaille pour l’Explorateur Club, ce qui le porte à relativiser : « Ne dites pas : c’était mauvais. Dites : c’était une expérience ». La critique du jugement est un « livre magnifique » de Pascal Quignard, au titre « déjà ironique », d’une pertinence redoublée quand le « consommateur blasé, pressé », est devenu « une espèce de membre du jury ».

 

            La Méditerranée ? Elle « n’existe pas ». Nous l’avons « inventée comme berceau ». La gastronomie française ? Autre mythe, par lequel « un pays crée des communautés imaginaires dans le but de garantir l’unité nationale ». Celui-ci aurait émergé suite à « l’écroulement de l’empire napoléonien ». Le prix équitable ? « Pas de prix abordable sans pression injuste et douloureuse sur des êtres humains » : l’agriculteur, le transporteur, le personnel du restaurant, le chef lui-même. Les bons produits fermiers ? Un storytelling « astucieux et crédible », encore une invention !

 

            François Laplantine trouve curieuse l’équivalence établie par Lévi-Strauss entre le « goût japonais pour la discrimination » et les « règles formulées par Descartes », jusqu’à qualifier de « cartésianisme sensible, ou esthétique » la « recherche des couleurs à l’état pur », des « saveurs à l’état pur », qui exclurait « les mélanges ». Rien à voir, pourtant, avec « le jargon de l’authenticité » dénoncé par Adorno et couramment utilisé par l’Allemagne nazie : « nostalgie de l’origine, de l’archaïque, mythe de la pureté et de l’incorruptible ». La netteté de la découpe (cette ligne claire) est la condition préalable de la juxtaposition, de la superposition, de la polyphonie et du contraste concertant. Comme les notes, les timbres, les lignes mélodiques, les goûts et les odeurs sont des idées claires et distinctes, isolées par une analyse cartésienne. Jean-Pierre Ostende, pour qui la cuisine est « une action intellectuelle autant que sentimentale et physique pour transformer les aliments », recourt aux deux termes mathématiques majeurs du calcul des probabilités : l’arrangement et la combinaison. « La cuisine est une suite d’arrangements (parfois sur un piano) où l’on trouve des accords. La composition est un arrangement comme l’ordonnance ». Mettre en relation, rapprocher, provoquer une réaction comme le fait la chimie entre des corps qu’elle commence par isoler, « c’est poser des questions et donner du soin ». Combinaisons : « combines pour ne pas dire trafic ou micmac ou manigances ». Et « tripotage, voire tripatouillage ». Manipulations ? Oui, manips : expérimentation.

 

            Pire qu’un mythe ou une invention, « l’expression fast food est un mensonge ». Car « la cuisine c’est du temps. La cuisine est temps », au pluriel : une polyphonie de temps qu’il faut arranger, combiner, accorder. Comme l’écriture, elle « nécessite trois types d’action : ajouter, enlever (réduire), remplacer ». Analogue à la cuisine, l’écriture se combine avec elle : « quand la cuisine est passée de l’oral à l’écrit, tout a commencé de changer. En profondeur. Y compris le goût, la perception, la relation, la pensée (…). L’écriture nourrit la mise en scène ». D’où cette éthique commune : « Cuisiner est une façon de vivre comme une façon d’écrire comme une façon de respirer, penser, rester vivant… ».

 

            La description que Jean-Pierre Ostende propose du chef pourrait être celle de tout dégustateur, et même de tous ceux et celles qui, faisant leur marché, composent leur menu de la semaine : « Il appréhende le monde d’abord avec l’odorat, la vision, le goût et la texture ». Si « l’odorat est une forme de pensée », celle-ci, dirait Descartes, n’est pas la chose du monde la plus mal partagée, pour peu qu’on la cultive, qu’on l’exerce : qu’on en parle. Ostende distingue (Descartes, toujours) plusieurs catégories de chefs : le « bricoleur inventeur », le « chef animateur ambianceur », le « marginal », le « chef du bon vieux temps », qui refuse l’ « héritage minimaliste et conceptuel » du « chef aérien ». Citons encore le « mordu de géométrie », le « maniaque », l’ « homme d’affaires », le « monteur », le « narrateur », le « mélancolique et nostalgique », l’ « architecte ». Qui n’a jamais rencontré, qui n’a jamais été (au moins) l’un de ces « chefs » ? Entre la « tribu des étoilés », celles des « bistronomes », des « bouibouis » (ne pas confondre avec « gargotes »), des « brasseries » en voie de disparition comme « l’optimisme français », Jean-Pierre Ostende ne choisit pas, ou choisit tout : « l’enfance est bouiboui, le monde adulte est toqué ». Un seul ennemi : « l’esprit de sérieux » des nitunivous, leur idéal dont rien ne dépasse un ordinaire sans vice ni vertu. Encore une figure de l’indistinct.

 

            Si le goût, comme le bon sens cartésien, est universellement partagé (« tout le monde possède un palais »), il l’est de façon multiple et diverse : « On évoque le goût et la chose mais on devrait plutôt dire Ton goût, le tien. La nourriture a ton goût ». L’universel est un théâtre du multiple : Leibniz (ou les Jésuites) et le baroque, contre l’ « esprit protestant » ? « Tout ingrédient peut devenir un acteur, chaque plat une scène, chaque menu une pièce, c’est infini ». Cité en Annexe 1, Antonin Carême milite pour le distinct : il déclare « revenir aux vraies valeurs de la gastronomie ; à l’inverse des préparations qui s’efforcent de masquer les goûts rances et rassis des viandes, de tricher avec le goût ». Et en Annexe 3, Auguste Escoffier illustre à merveille le rôle du chef d’orchestre (ou de chœur polyphonique) cartésien : il « a développé le concept de brigade de cuisine, rationalisant la répartition des tâches en équipe et veillant à l’image de marque du cuisinier ».

 

            Et Jean-Pierre Ostende ? Si « être dégoûté » revient « à ne rien savoir, à ne plus rien vouloir goûter, à ne plus rien vouloir savoir », il préfère assumer le rôle du « chef illusionniste », du « chef magicien », et prend son lecteur « pour un enfant qui ne cesse de s’émerveiller ». Borges n’est « jamais sorti » de la bibliothèque de son père. Comment quitter celle de Jean-Pierre Ostende, grande ouverte sur sa cuisine ?

 

       

Retour à la liste des Parutions de sitaudis