Pier Paolo Pasolini, Dialogues en public par René Noël

Les Parutions

11 mars
2023

Pier Paolo Pasolini, Dialogues en public par René Noël

  • Partager sur Facebook
Pier Paolo Pasolini, Dialogues en public

Pier & Paolo

 

Prénoms d'un lieu-dit de l'espace-temps, Pier et Paolo, au premier le matérialisme, au second la loi. Pasolini ne décrit-il pas le monde à travers eux ? l'erreur consiste bien souvent à récuser la foudre. À médire du destin. Ici la mère de Pasolini qui incarne logiquement aux yeux du poète, la nature non morcelée, soit une forme de dévotion fils mère non plus abruptement réprimée, mais l'amour simple observé autant par la mère et le fils vis-à-vis l'un de l'autre, dans ses étendues, un élan fusionnel qui passe outre toute idée de scandale, le poète n'y voyant que l'idylle spontanée propre à un monde rural antérieur à l'âge industriel qu'il ne cesse de construire à sa main.

Aucune généralité dilatoire ne tient plus. Autrement qu'Ulysse de James Joyce, dont il est question dans ces extraits de questions écrites et de réponses éditées dans l'hebdomadaire Vie Nuove, hebdomadaire communiste, entre 1960 et 1965, donnant des contenus, des idiomes, des substances, du relief aux monologues intérieurs qui l'inspirent, et différemment que les écrits de Carlo Emilio Gadda élucidant les mémoires des parlers de l'aire géographique des peuples d'Italie, les poèmes, les romans, les autres écrits, les images, les reportages, les interventions de Pasolini, dialoguent avec leur auteur sur l'agora de multiples façons.

Si les temples, les cadres de l'image à l'époque où il écrit sont les usines, les mondes du travail de la plupart de ses correspondants dont les questions sont imprimées avec ses lectures de leurs curiosités, remarques, suggestions, demandes parfois de livres, de conseil pour se cultiver, sont la plupart du temps également des usines, Pasolini lui-même précise à ses lecteurs qu'il ne se voit pas se fondre dans le monde ouvrier ou visiter les usines pour mimer les travailleurs, devenir écrivain prolétarien, mais qu'il ne peut écrire qu'à partir de son fond culturel, de sa culture classique. "Les temps modernes de Chaplin est un film d'une beauté absolue, qui a dit sur le travail en usine des choses d'une qualité d'imagination insurpassable. ... comme un rêve sur la réalité de l'usine, et chaque fois qu'il t'arrive de voir une usine ... elle ne sort pas des limites de ce rêve ... Les gestes qui se répètent de façon obsessionnelle - l'œil du patron (technicisé) qui observe - l'indifférence idiote et sublime de la machine - sont tous des éléments réels qui font référence à un mystérieux rêve prophétique que nous avons fait." (p. 191). Réponse qui indique combien le marxisme mêlé de culture religieuse de Pasolini, le côté conceptuel de Paolo, tient à ses modèles platoniciens transmis par Roberto Longhi, son professeur d'esthétique qui a écrit sur la peinture de Poussin entre autres, Chaplin adoptant un mode onirique, des formes et des gestes aussi personnels qu'archétypaux, le cinéaste italien, loin des filmographies des pays du bloc de l'est autorisées, ne voit pas quel film il pourrait faire, pour ajouter, si cela était possible, aux images de Chaplin.

L'enjeu ne consiste plus à transposer, déplacer des sentiments et des psychés immuables en les corrigeant à la marge, mais de baigner les structures, les superstructures, les interactions des relations sociales, politiques, esthétiques et morales, alors que tous les stéréotypes de la société de consommation sont déjà bien établis. Le critique, l'activiste, le cinéaste, font dialoguer chacun avec les croyances populaires issues des pratiques religieuses imposées, soit le fond culturel des italiens, les formes multiples d'art de Pasolini forçant ces mondes supposés étanches à reconnaître leurs influences réciproques et leurs apports mutuels, et à briser l'atomisation de la société, formes de scansions propres à forcer les digues des idéologies et à les immerger dans le monde contemporain afin qu'elles contribuent à ses modifications. Sans présumer des pouvoirs effectifs de ses dons, "le critique unique et démiurge capable d'enrayer la machine industrielle lancée à pleine vitesse, et couvrant déjà tous les domaines de la vie, n'est pas prêt de naître" répond-il à un correspondant. Individualiste et socialiste, Pasolini déconcerte souvent les citoyens italiens eux-mêmes.

Le style indirect libre figure le témoin, l'instrument humain, loi de Paolo et marbre de Pier, où les arts eux-mêmes se libèrent de leurs fonctions et héritages automatisés narcissiques, écrit Carlo Emilio Gadda dans Récit italien d'un inconnu du vingtième siècle : "Et déjà dans la Connaissance de la douleur D.M. a parlé de " consusbstantiation narcissive sive narcissique ", roman où la figure de Pasolini son cadet, se lève, non pas par prescience ou magie irrationnelle, mais mue par une même volonté de percer la voie d'une humanité de l'homme encore possible. "Je ne suis pas si tendre à mon égard pour avoir très peur d'un naufrage. Le naufrage serait d'ailleurs moral et intérieur : on pourrait l'appeler ennui, fatigue, dissipation... car matériellement, la route est relativement dorée" ajoute Gadda dans le même roman. Le style indirect libre rime avec le désir de Pasolini et prime de fait sur toute idée de perfection héritée, de bonheur et de malheur ajustés à un modèle purement consumériste. Il ne s'agit dès lors plus tant de séparer l'art autonome de l'art fonctionnaliste, mais de briser les lois du statique injecté aussi bien que le béton et la production taylorisée d'objets nuisibles en tous domaines de la société par l'énergie du dynamisme, du vif et de la vie répandus en toutes choses avant que les portes du possible ne se referment.

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis