Prise de vers de Pierre Vinclair par François Huglo
Essai sur l’illisible à l’usage de ceux qui lisent, la gageüre de Pierre Vinclair vaut bien celle de Diderot qui repensait la vue à partir de la cécité. La difficulté d’ « un certain type de poésie » depuis Le Coup de dés que Michel Murat considère comme son « recommencement » rend infranchissable la distance entre ce qu’elle rêve d’être (révélation, salut…) et « sa marginalité effective dans l’espace social ». Repoussant toute « spéculation idéaliste sur ce que la poésie pourrait ou devrait être », l’approche pragmatique de Pierre Vinclair s’intéresse à ce qu’elle veut et à ce qu’elle fait. À la question posée en sous-titre, « à quoi sert la poésie ? », répond une énergétique où s’échangent l’effort du poème et celui de la lecture.
Le vers selon Mallarmé « rémunère le défaut des langues » (l’inadéquation du son et du sens), en faisant de « plusieurs vocables » un « mot total, neuf ». Gérard Genette parle d’un « cratylisme secondaire » : il n’est pas donné mais produit par une « fiction ». Un détour par Chomsky permet à Vinclair d’affirmer que Mallarmé n’est pas cratyléen. Ce n’est pas au « défaut des langues » qu’il répond, mais à un « défaut du langage », ne concernant pas le rapport du mot à la chose « mais celui de la structure phonique à la structure sémantique ». Emmanuel Hocquard, à travers l’analyse d’un poème de Joseph Guglielmi, répond à ce « défaut du langage » par un « positivisme logique » influencé par Wittgenstein. Mais « l’ambition de redonner la structure du monde dans des phrases dénuées de tout hasard » est celle des mathématiques. À l’inverse, Derrida considère la « pluralité apparente de signification » comme relevant d’ « une véritable dissémination du sens ». Et si pour Hocquard le sens pensé précède l’écrit, pour Philippe Beck (Contre un Boileau) l’écrit précède le sens. Mallarmé, déjà, annonçait « la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ». Vinclair montre comment un texte d’Ivar Ch’Vavar crée du sens, plutôt qu’il n’exprime un sens déjà pensé. Une « dialectique entre le sens du vers et le sens de la phrase » rend impossible la paraphrase. Et « les poètes du XXe siècle ont depuis Mallarmé intégré les propriétés spatiales de la feuille et de l’impression à la fabrication du sens ».
De Mallarmé à Blanchot et à Kristeva, l’illisibilité est devenue « une propriété du texte », où s’exerce une pratique de la lecture autre que celle du journal. Pour Jean-Claude Pinson, la poésie moderne « semble vouloir tenir à distance le profane ». Anne-Marie Albiach, Jean Daive ou Claude Royer-Journoud tendent, selon Jean Baetens, « vers toujours plus de pureté et toujours plus d’essence » alors que, pour brefs qu’il soient, les textes de Frédéric Boyer, Philippe Beck ou Stéphane Bouquet trouvent dans la narration un « schéma commun d’intelligibilité », à l’écart de « l’ironie typiquement post-moderne ». Leur lisibilité relève d’une « naïveté » qui, de Rimbaud à Sacré et à Tarkos, suggère « qu’il n’y a rien ici à comprendre », le souci du sens étant remplacé par celui de la forme. Pour Philippe Beck, l’illisibilité est « un moment susceptible d’être dépassé », le poème est « un citron formel » (formule empruntée à Mandelstam). Son modèle « contre un Boileau » est un La Fontaine expérimentant « l’exacte hésitation prolongée entre le son et le sens dans un corps lecteur ».
Pour Philippe Beck, la poèsie n’est pas rejetée, jugée antipathique, pour sa difficulté, mais pour son intelligibilité. Comme lui, Denis Thouard revendique l’herméneutique, dans sa lecture de Celan où il refuse la « grille de lecture conservatrice » plaquée par les heideggeriens, et ramène l’attention « aux textes eux-mêmes ». Il refuse aussi « l’horizon pré-constitué » des herméneutiques de Gadamer et de Derrida, et la « manière badiousienne de politiser le poème de l’extérieur ». Mais n’en fait-il pas lui-même l’instrument d’un Discours de la méthode ? « Il peut bien y avoir d’autres choses à faire, avec les textes, que les interpréter ». Philippe Lacoue-Labarthe met en évidence « le caractère solitaire du poème », dont l’obscurité appelle « la rencontre singulière avec un autrui particulier ».
L’obscurité supposée profonde d’un Char incite encore à l’interprétation, que la tautologie rend absurde. Là encore, Mallarmé a ouvert le jeu. « Rien n’aura eu lieu que le lieu ». Dès lors, « la poésie est le laboratoire de la fiction d’un sens, qui jouerait entre les termes de la grande identité à soi de l’être ». Le poème de Laurent Albarracin Herbe pour herbe relève-t-il de la métaphysique aristotélicienne ou du nominalisme ? Comment l’interpréter ? « Réponse : c’est la même chose, du point de vue de l’herbe », qui pose « l’existence d’un plan où la question ne se pose pas ». L’objeu pongien « présuppose la double validité d’un symbolisme et d’un cratylisme dont la condamnation était pourtant l’avancée majeure de la modernité poétique ». Le poème d’Albarracin n’implique aucune croyance. Il est vain de l’interpréter.
Avec J.-L. Austin, Pierre Vinclair distingue trois types d’actes produits par le poème : sa réflexivité lui confère une dimension locutoire, dont la « haine de la poésie », de Bataille à Roche, Prigent ou Bénézet, est constitutive. S’y dénoncent le mensonge, l’usurpation, les postures dont elle est l’objet. La dimension perlocutoire, celle de l’effet, renvoie à une esthétique contemporaine moins intéressée par la beauté que par une émotion qui, « libérée par son illisibilité de tout service discursif, libérée de sa soumission aux choses extérieures par la représentation, peut prendre toute sa place ».
Le poème contemporain produit un « retour du reste ». Pierre Vinclair cite Christian Prigent : la poésie « tâche à désigner le réel comme trou dans le corps constitué des langues ». Illisible, « le poème en présentant le reste n’est plus un discours : il a une odeur », que Prigent appelle son « réel » et Lacoue-Labarthe son « expérience » : la « traversée d’un danger », qui « ne signifie pas ». Le partage de la jouissance et de la souffrance du « corps de la langue » n’est pas « communication » mais « communion », que Vinclair veut « résolument athée », mais dont Mallarmé trouvait le modèle dans la messe catholique. « Religion de Mallarmé » (Bertrand Marchal) ? Si Wagner lui suggère la réunion de l’art, du peuple, et du mythe, il refuse le « folklore légendaire » et ce qu’Husserl appellera une « zoologie des peuples ». C’est « d’un seul geste qu’il lie l’élitisme apparent de ses poèmes et leur destination universelle ».
Pierre Vinclair situe le travail de Jean-Pascal Dubost dans le prolongement du projet mallarméen de « reconquête après la mort de Dieu de rite pour la littérature, ou la communion dans le partage du corps sensible de la langue », alors que celui de Dominique Quélen rappelle plutôt « la recherche désespérée » par Paul Celan « d’un refuge humain dans la langue (ou la lecture) de l’autre ». Dans les deux cas, le travail demandé au lecteur par le poète est le « principe actif » par lequel les œuvres nient « leur clôture même ». L’illisibilité du poème est ce qui lui permet de parler « comme si c’était la première fois ».
L’expérience de la « communauté seconde » du livre est, selon Jean-Christophe Bailly, celle d’un « espace sans lieu », possible et nécessaire « en un monde qui se crispe de plus en plus sur ses nostalgies identitaires ». Le « cercle des poètes-lecteurs et des lecteurs-poètes » est « un cercle des égaux ». Ni gourou, ni fermeture : ce n’est pas une secte, coupée du monde par définition. Pas un rassemblement non plus : pas une messe, wagnérienne ou catholique. Pratique solitaire : libre examen protestant ? Ou contre-réforme, qui n’est pas un retour amont mais la négation de la négation, par l’exercice spirituel et le discernement ignaciens ? Mais trêve de références chrétiennes. « Cercle des égaux » rappelle « conjuration des égaux » : Gracchus Babeuf et ses camarades. Et Vinclair cite un Mallarmé pas très catholique : « Je ne sais pas d’autre bombe qu’un livre ».