Poésie plane de Pierre Garnier par François Huglo
Violette Garnier a confié aux éditions « L’herbe qui tremble » un recueil inédit de son père, Poésie plane, composé entre 1968 et 1970, donc antérieur à la Constellation Figure Mot qui commence en 1986. Plane ? Linéaire ? Comme les peintres du Quattrocento creusaient une troisième dimension dans l’espace de l’art byzantin, l’œuvre en chantier de Pierre Garnier à la fin des années 60 creuse le spatialisme à même la poésie « linéaire » à laquelle il n’a jamais renoncé. Chaque page, chaque plan, est une vision, à la fois matérialiste et mystique comme la rose « sans pourquoi » d’Angelus Silesius :
« parce que
sans voir, ce monde a la beauté
(…)
COMME SI TOUT AVAIT ÉTÉ VU
sans voir »
Toute la chimie du monde, celui d’Épicure et de Lavoisier, n’est qu’amour :
« nos os descendront vers la craie
leur grand amour
nous ne cesserons jamais d’aimer »
L’ « espacement de la lecture » commence avec le Coup de dés mallarméen. Pierre Garnier espace la lettre. Le circonflexe, oiseau ou vague, fait léviter le e :
« ê
r veries »
ou les paupières des guillemets font clignoter l’
« oei"l ».
Dans le distique
« adieu navires, bonne chance
toute voûte est hantée par l’eau »,
le v de navire revient dans la première lettre de voûte, et dans l’accent circonflexe sur le u.
On pense aux « vergers fleuris » qui « se figeaient en arrière » dans « Mai » d’Apollinaire (« Le mai le joli mai en barque sur le Rhin ») en lisant :
« la rivière recule sous les ponts »
ou :
« les chevaux
avancent à reculons
dans l’arbre ».
On pense aussi aux Calligrammes, mimétiques quand la parenthèse ouverte ou fermée imite la lune croissante ou décroissante, parfois non : dans « h ) arp (e », les parenthèses inversées rappellent moins le corps de la harpe que celui de la lyre. Mais l’espacement introduit et isole le patronyme de Hans Arp, dans un monostiche dont la première lettre est celle de son prénom. Le point d’exclamation peut remplacer une lettre, comme dans « col!ine », ou la redoubler, comme dans « p!luie ». Dans « n:ig: », l’e blanc de Rimbaud est remplacé par les flocons des deux points.
Le plan-vision de Pierre Garnier est un instantané aphoristique, une photographie mentale de la gravitation universelle, ou plutôt une universalisation de la gravitation :
« la roue reprend
lâche
reprend
adoucit la douceur de la route :
douceur de l’univers »
Les éléments du langage et ceux du monde s’échangent, et un échange fait tourner la terre autour de la roue qui la dissémine.
De même,
« imité par son corps
le cycliste
(cosmique)
tourne
sur son axe
mobile
pendant que Terre et Soleil
font le tour de France »
Dans les vers
« le cheval
ses jambes tournent
remontent
se déversent »,
qui apparentent le cheval au seau qui monte l’eau du puits, le mouvement n’est pas décomposé, comme celui du Nu de Marcel Duchamp. Synthétique, la vision de Garnier est plus métaphorique, analogique, unifiante.
À la fois héraclitéenne et parménidienne, la vision de Pierre Garnier immobilise la flèche de Zénon, la saisit en plein vol, elle devient cible. De même, l’oiseau devient ciel :
« l’oiseau
ne vole pas
il s’espace »
Et de même, le linéaire devient spatial.