Poésie totale en France d'I. Maunet-Salliet et G. Theval par François Huglo

Les Parutions

15 juil.
2015

Poésie totale en France d'I. Maunet-Salliet et G. Theval par François Huglo

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            S’affiche en couverture toute la difficulté de l’entreprise. Comment circonscrire la « poésie totale » ? La qualifier de « visuelle » oblige à ajouter « et concrète », tant les intersections avec le sonore, sans oublier le tactile ni l’olfactif (cf Ecfruiture de Julien Blaine) sont multiples. D’autre part, la division de la collection en pays (Italie, France, Angleterre, Écosse, Espagne, Portugal, U.S.A., Russie, Chine, Autriche, Allemagne, Belgique, Hollande, Danemark, Suède, Tchéquie, Pologne, Hongrie, Serbie, Grèce, Slovénie, Chili, Argentine, Uruguay, Brésil, Japon) n’annonce pas une juxtaposition de volumes enfermant les poètes dans leurs frontières nationales, celles de langues que débordent largement les pratiques de chacun, les échanges et déplacements, même si des spécificités peuvent être observées. Ainsi, le mouvement poésie visuelle « ne s’est jamais constitué comme tel en France, contrairement à la poesia visiva italienne ».

          Ces difficultés sont surmontées par le soin apporté à préciser, par une fiche suivie d’échantillons de ses travaux, les coordonnées de chaque poète. L’ensemble est réparti entre les fondateurs, souvent très actifs encore, et ceux dont la filiation « peut être décrite plutôt en termes de ramifications ou de disséminations qu’en termes d’héritage direct ou de continuation ». Ces derniers sont invités à se présenter eux-mêmes, et le font objectivement et simplement, sans céder à l’autopromotion.

          Sous le titre « Total ! », Julien Blaine trace le programme : « la poésie et l’art n’ont qu’un seul but : transformer le monde, le rendre hors d’atteinte de l’injustice, de la crétinerie et de la cruauté ». Achille Bonito Oliva montre comment, depuis « l’élan laïc futuriste et dadaïste », la poésie a basculé de l’espace métaphysique, invisible, mental, abstrait, de « l’évocation fantasmatique » comme « absence pénitentielle », à celui, physique, de la page et du corps, où elle mise « sur une communication polysensorielle » permettant à « l’image concrète » de « défier », par une « affirmation constructive », l’ «épaisseur des choses réelles » .

          Isabelle Maunet-Salliet et Gaëlle Théval situent les grandes étapes de ce compte tenu du medium dans leur contexte historique : « climat rationaliste et scientiste » des années cinquante, « protestataire et underground » des années soixante où, selon Pierre Garnier, la poésie « verbi-voco-visuelle » répond à une véritable « commande sociale internationale ». Julien Blaine et Jean-François Bory s’accordent à installer dans le provisoire la possibilité de rendre par une graphie la graphie de la réalité, et de lire « le monde entier », de le « restituer » au lieu « de (le) penser et traduire ». La poésie relève, dès lors, d’un « grand mixage », selon le mot de J. Hubaut.

           La pratique visuelle et la pratique sonore d’Henri Chopin détachent les « dactylopoèmes », et la voix, de tout système linguistique, et « se caractérisent par leur asémantisme ». Du lettrisme, François Dufrêne passe au « crirythme ultralettriste » et diffuse une « poésie concrète vocale », dans une logique d’archi-made (par référence au ready-made). D’abord lettriste lui aussi, Gil J. Wolman invente les « mégapneumies », et cosigne avec Guy Debord, en 1956, un « Mode d’emploi du détournement ». Ilse et Pierre Garnier se positionnent « contre le matérialisme & la technicité généralisée des concrets », et substituent à « l’ère scientifique » une « ère cosmique » où le « nouveau moi lyrique » se confond avec « la courbe de l’espace », via « une graphie de et par la lumière ». Ainsi, la cinétique d’Ilse fait du livre « un miroitement ondulant », habitable par le « lectateur ». Scénique, la « poésie-action » de Bernard Heidsieck, c’est « ça + ça » : le texte « au-delà du son et de la voix, au-delà du fait d’être entendu », y devenant « concrètement VISUEL », ce qu’il est aussi dans les « partitions » et dans les « Écritures/Collages », associant circuits, bandes, et écriture manuscrite. Marion Naccache parlerait de « plastification du sonore ». Pour Jean-François Bory, fondateur de la revue L’Humidité où se croiseront Nouveau Réalisme, Fluxus, Art sociologique et Body Art, le livre est « le tombeau », passage du corps « à quelque chose d’autre ». Il sonne le glas « de la lecture passive, confortable », et invite le lecteur à « constituer lui-même le texte ». Julien Blaine, lui, sort du livre ou le relativise par « une libre circulation entre caractères typographiques et écritures calligraphiques, pictogrammes et idéogrammes, traces photographiques et vestiges textuels, gestes neutres et mouvements brusques, cris durs et silences longs », dans une « fusion charnelle corps/livre » où ce dernier n’est pas objet mais résidu et processus entre ce qui le précède et ce qui le suit. Ce « bâtisseur de langues oubliées » multiplie, transforme et recommence, lui aussi, « son » lecteur.

            La poésie visuelle aujourd’hui investit tous les médias. Elle est devenue « poésie d’après la poésie », ou « poésie où le genre n’a plus d’importance ». Nadine Agostini, qui anime depuis 2008 le fanzine par messagerie (les) MARDI(s), « publie peu, se produit beaucoup ». Pierre Alféri passe du film expérimental à la pièce sonore, du livre d’images à l’affiche et au roman feuilleton illustré. Depuis 2009, André Robèr publie dans les éditions K’A les textes fondamentaux du créole réunionnais, et depuis 2010 il anime la galerie (13)TREIZE dans son atelier à Ille-sur-Têt. Edith Azam a « du pop-corn dans la tête » et « du savon dans la bouche ». Les réflexions du « POète bruYant & lisuel » Jean-Pierre Bobillot débouchent « sur la notion de médio-POétique ». Philippe Boisnard « met en tension les relations entre corps, langage et politique afin de créer des effets critiques ». Lucille Calmel crée et enseigne la performance « en chair &/ou en ligne ». Cofondateur du groupe AKENATON et animateur de DOC(K)S ON LINE, Philippe Castellin explore les limites entre le « machinique » et « l’humain, c’est-à-dire le neuf ». Anne-James Chaton travaille avec un groupe post-rock hollandais¸ un guitariste anglais, un artiste allemand, et crée le festival Sonorités  à Montpellier. Né à Madagascar et résidant à Bastia, Xavier Dandoy de Casablanca compose signes, polices de caractères, et rêve de poème sans « aucune justification ». Jacques Demarcq « traduit en oiseau quelques bribes de livres ou de mythes ». Il écrit un roman ( « tant pis pour les amateurs de poésie ») en vers (« pour agacer les lecteurs de roman »). Charles Dreyfus se déplace (respire) « en plaçant (ses) mots sur des objets ». Cofondateur de la revue Java, Jean-Michel Espitallier est aussi batteur. Les vidéopoèmes et affiches de Jérôme Game sont « captures de codes plus qu’illustrations ». Hortense Gauthier mène avec Philippe Boisnard un travail poétique transmédia sous le nom de HP Process. Roma Girard annonce « à Marseille » la « partie sud de youtube ». Liliane Giraudon pratique l’ « écriredessiner » entre « littérature de combat » et « littérature de poubelle ». Animateur des rencontres Hiatus en Basse-Normandie (cabaret-café littéraire), Joël Hubaut cultive, selon Pierre Restany, « une sorte d’atmosphère de scandale ». Vannina Mestri, qui codirige la revue Java, conçoit « l’écriture comme une intersection ». Michèle Métail projette des mots dans l’espace en vue (colorée) « d’une construction de sens ». Jean-Luc Parant se présente comme « fabricant de boules et de textes sur les yeux ». Charles Pennequin improvise « au dictaphone, au microphone, dans sa voiture, dans certains TGV ». Fondateur du mouvement des marches internationales de la Poésie depuis 1981, Serge Pey s’appuie sur des bâtons où ses poèmes sont gravés, incisée et peints. Olivia Quintyn propage affiches/flyers et performances « intermédia ». Cofondateur de Java, Jacques Sivan cherche à « déhiérarchiser la langue » et à « effacer toute épaisseur étymologique ». Pierre Soletti « fabrique de la parole dans des livres ainsi que sur les murs des musées ». Lucien Suel « mixe sueur/imagination, amalgame verbe/chair, vision poétique du monde actuel ». Christophe Tarkos (1963-2004) « sauve la langue en la faisant travailler, en la faisant vivre, en la faisant bouger ».

 

            Poésie hors d’elle ? Hors les murs ? Partout chez elle, visiblement.

 

 

 

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