Poésies expérimentales, GPS n°10 par François Huglo

Les Parutions

14 sept.
2017

Poésies expérimentales, GPS n°10 par François Huglo

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« Poésies expérimentales » : pléonasme ? Choix d’une « poésie de laboratoire » ? François Dufrêne parlerait plutôt de travaux « frôlant le frelaté, l’affreux latent de tout laboratoire », et de « ciscendance », de « contouestation », de « taches d’impublicité », ou Jean-Pierre Bobillot de (bruyants) coups de poing « dans la point com ». Un gant de boxe tient un ballon d’hélium, sur la toporienne image de couverture d’Hélène Matte. Suivent des études et travaux pratiques où la préoccupation « médiopoétique » de Bobillot, maître d’œuvre, est largement partagée. Le gant de boxe envoie dans les cordes tout prétendu « langage poétique ». Avec le ballon se lève, mieux qu’une Idée, la promesse, fermement tenue, d’une « extension du domaine de la poésie », répondant aux mutations médiologiques en cours.

Éric Blanco voit en Charles Cros, inventeur du phonographe en même temps que Thomas Edison, le « pionnier de la poésie électrique ». Avec lui, « la modernité sonore naît de la perception auditive et non plus de la production sonore, orale ou instrumentale. Les machines parlantes sont d’abord des machines entendantes ». Les boîtes vocales de Cros, décrites par Alphonse Allais dans le journal Les Hydropathes, préfigurent le walkman, son système d’analyse et de reproduction des couleurs anticipe le fax et la linéarisation de l’image l’affichage des pixels sur écran. Dans son Journal de l’avenir, Cros imagine une retranscription sur papier des lignes téléphoniques, et leur découpe par le rédacteur en chef, qui pratiquerait donc le cut-up. La voix électroacoustique inspire à Cros des Merveilles voltaïques : la résurrection électrique d’un critique décédé lui offre « un talent poétique qu’il ne connaissait pas de son vivant » : l’électro-poésie renaît « de l’académisme épuisé par la littérature industrielle de la presse écrite ».

Gilles Dumoulin s’interroge sur la transmédiation de la peinture à la poésie des techniques ou des processus créatifs : « des papiers collés aux idéogrammes lyriques, une poésie cubiste ? ». Une esthétique de la simultanéité, du collage, se transfère de l’orphisme de Delaunay au « poème élastique » n°3, « Contrastes », de Cendrars, et aux « poèmes conversations d’Apollinaire qui, dans « la Cravate et la montre », « Voyage », et « Lettre-océan » (1914), est plus proche des planches mot libristes des futuristes italiens que du réalisme non figuratif des peintres cubistes. Dans la « Carte postale » de Case d’armons (1915), il réalise une sorte de collage rappelant les papiers collés cubistes. Dans le calligramme « Pablo Picasso », publié par la revue de Pierre Albert-Birot SIC en 1917, il marque une synthèse entre simultanéisme orphique et montage dans le cadre d’un « Esprit nouveau » formaliste et lyrique, « reprenant à son compte le projet avant-gardiste d’un art total, comme synthèse des arts ».

Marie Cazenave confronte, « de l’Ursonate à la Cantate, voix scénique, voix écrite et voix enregistrée chez Kurt Schwitters et François Dufrêne ». Schwitters insuffle à un poème quasi imprononçable de Raoul Hausmann, imprimé en 4 exemplaires en 1918, un potentiel phonique en lui ajoutant des voyelles, dont il indique la durée par leur répétition graphique, puis il codifie la prononciation des consonnes (persistance, intensité). Les moyens d’écrire le son se mêleront aux effets visuels et plastiques au cours des longues années d’élaboration de l’Ursonate (1927-1932). François Dufrêne se livre à un découpage syllabique des mots, privilégiant ainsi le sonore sur le sémantique. Sa diction est plus lente que celle de Schwitters et il est le premier à utiliser un magnétophone, ne lui reconnaissant d’abord qu’un rôle d’enregistrement. Le graphotexte de sa Cantate associant telle image à tel son use d’un code synesthésique, dont les choix semblent arbitraires mais s’ouvrent à de nouvelles motivations, à rebours des us et coutumes que Ponge appelait « lieux communs ».

« Pensée radicale et concrète », le lettrisme « s’approprie tous les champs de création dans une perspective de transmédiation » et de renouvellement des structures économiques, des réalités sociales. Gilles Dumoulin s’interroge : « Des "affiches décollées" aux "crirythmes ultra-lettristes", une infralangue ? ». Il montre comment, dès son premier manifeste (1947), Isou sape la « poésie-à-mots » par le travail sur le phonème et le graphème, découvrant de nombreux affects libérés de la structure sémantique de la langue. La phonétisation de la langue est encore plus marquée chez Dufrêne, qui rompra avec le groupe en 1953. À la confluence du surréalisme et du lettrisme, les affiches décollées de Hains et Villeglé se démarquent à la fois du collage cubiste, dada, ou surréaliste, et de l’abstraction, pour laisser affleurer l’illisible des ultra-lettres et une esthétique de détournement des signes. Une lacération et une déformation comparables sont pratiquées par le « crirythme » ultra-lettriste de Dufrêne qui, au-delà de « la lettre, ce détritus, chère au Littré », émet et enregistre de nouveaux sons impossibles à transcrire. De Hains à Dufrêne se dessine « une nouvelle pragmatique du langage, plus proche de l’inconscient collectif ».

« De la poésie ready-made aux poésies expérimentales », Gaëlle Théval substitue à l’approche « interne » de poèmes rétifs à l’analyse, une approche « inter » (« intermédiale »), mettant en relation un texte et son second degré, leur « coprésence » (Genette), leur intertextualité, pouvant aller jusqu’au croisement de genres discursifs hétérogènes (interdiscursivité, mettant à bas les hiérarchies), et de plusieurs systèmes de signes (intersémioticité, défendue par Julien Blaine depuis le début des années 1960). Gaëlle Théval emprunte à Walter Moser la notion d’interartialité, pour l’appliquer au collage et au ready-made. La perspective duchampienne éloigne le lecteur des régions verbales. Elle l’oblige à prendre en compte le medium social ou matériel, et l’intermédialité, diachronique (transfert d’un medium dans un autre) ou synchronique (coprésence de plusieurs media). Transmédialité et intermédialité sont fréquemment à l’œuvre chez Heidsieck (« le ça + ça ») et chez Blaine. Gaëlle Théval s’accorde avec Higgins pour faire remonter cette « hybridation médiologique » au ready-made.

Aurélie Boiron confronte trois versions de « Poem amnesiq » pour mettre en évidence, dans la scénovociture de Sébastien Lespinasse, non seulement « la matérialité de la langue » mais tout le corps du « poète proférant » un poème oublieux de la langue, saisissant et transmettant ce que Bernard Heidsieck appelait une « électricité immédiate ». Dans « Mélodie b », Lespinasse décompose les étapes de la phonation, parle « comme une boîte à musique cassée ». Non sans dérision, le poète « musique la langue ». Son bégaiement, comme celui de Luca, casse la boîte à musique afin de sortir du manège, pour reprendre une expression de Ponge —d’en sortir vivant, « en chair et en os », ajouterait Blaine. À la scénovociture de Lespinasse, Aurélie Boiron oppose la scénauditure d’Anne-James Chaton, dont l’audiopoème « Vie de Jésus » se rapproche du Vaduz de Bernard Heidsieck en lui ajoutant la dimension de la fiction.

« Poème-monde » selon Élodie Piccaretta, Vaduz « ne met pas en scène le refus du spectacle mais refuse le spectacle, selon la distinction de Raoul Vaneigem ». La performance est nettement différenciée de la représentation théâtrale autant que de l’art vocal. Le poème engage « une idée de l’humanité diversifiée, multiple, qui vit par-delà les nationalités et par-delà tout centre », exclue de la concentration du capital comme les « externes » selon Isou, et d’abord « les jeunes ». Heidsieck ne diffuse pas un message, il suscite une empathie, à partir non d’un moi mais d’une aliénation, que laisse entendre ce que Bobillot appelle un « lyrisme objectif ». Dans Vaduz, la liste des noms ne relève ni du reportage, « zoo documentaire », ni du « stupéfiant image », de sa « profusion à en vomir », ni de la « fiction théorique », mais de l’utopie poétique d’une polyphonie universelle : l’immersion dans l’immanence suscite une espérance sans illusion, qui prendrait en compte les laissés pour compte.

Ce 10ème numéro de la revue GPS apporte une riche contribution à la mise à jour nécessaire de l’histoire de la poésie. Recréations et récréations, ses « travaux pratiques » complètent et relancent l’étude (et l’inverse) : contributions de Julien d’Abrigeon, Démosthène Agrafiotis, Akénaton, Roy Chicky Arad, Carla Bertola, Julien Blaine, Jean-Pierre Bobillot, Jean-François Bory, Didier Bourda, Hervé Brunaux, Pauline Catherinot, Nicolas Chazel, Viviana Ciampi, Amina Damerdji, Thomas Déjeammes, Jacques Demarcq, Patrick Dubost, Claude Favre, Hortense Gauthier, Pierre Guéry, Frédérique Guétat-Liviani, Philippe Jaffeux, Kadhem Khanjar, Claude Lenzi, Cédric Lerible, Sébastien Lespinasse, Yuhang Li, Béatrice Machet, Dominique Massaut, Hélène Matte, Enzo Minarelli, Sylvie Nève,Maxime H. Pascal, Charles Pennequin, Serge Pey, Nicole Peyrafitte, Gwendaëlle Rebillard, Mathias Richard, Alain Robinet, Blandine Scelles, Antoine Simon, Patrick Sirot, Franck Smith, Lucien Suel, Nicolas Tardy, Yannick Torlini, Nicolas Vargas, Laura Vasquez, Alberto Vitacchio, Cosima Weiter, André Gache, Nat Yot.

 

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