Point d'appui 2012-2018 de Christian Prigent par François Huglo

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14 nov.
2019

Point d'appui 2012-2018 de Christian Prigent par François Huglo

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            « Et si vous me faisiez un essai ? » lançait Paul Otchakovski en 1989 à un Prigent dépressif après la parution de Commencements. S’ensuivit la composition de Ceux qui merdRent : une somme nécessaire. Le présent volume semble répondre à un comparable défi du même « démon amical et sévère », toujours dans son dos quand il écrit : et si vous me faisiez des essais, voire Les essais ? La référence à Montaigne est implicite quand, pour définir « la forme informe » dont il éprouve aujourd’hui le besoin, Prigent parle de « sauts et gambades ». Il aurait aussi pu se dire « ondoyant et divers », fait de « rapiècements » et de « bigarrures » : ne se décrit-il pas en « bibliothécaire d’Arcimboldo, construit et habillé de livres » ? Mais sa librairie devient « exosquelette » : le vélo de Jarry. Prigent, c’est Montaigne avec Péret, dont il s’est « gavé dans les années 1960 », à la fois « joyeux, drôle, grinçant, brutal et tendre ». C’est vif, net, aigu, gourmand comme le Roland Barthes par Roland Barthes, mais avec des vrais morceaux de poésie dedans (« interludes ») ou en « annexes » (variations sur des vers latins et sonnets pornographiques, tout cela hiéroglyphique et goguenard). Faut-il entendre le titre négativement (aucun appui) ou positivement (Khlebnikov : « Nous avons besoin de points d’appui, c’est-à-dire de journaux intimes ») ? D’autant plus positivement que négativement : ouvrant le livre, nous prenons appui sur « des socles intimement fondés (sur des expériences de pensée et des goûts singuliers) et discrètement (quoique obstinément) pensifs : décalés du mouvement collectif halluciné qui précipite toute liberté intellectuelle et toute inventivité artistique dans un mélange de narcissisme plastronnant, d’insignifiance ahurie et d’impuissance désespérante ».

 

            « Elle s’emmerde sans s’en apercevoir » chantait Brassens. Il parlait de l’amoureuse « toujours sensible » aux caresses. Prigent écrit-il sans s’en apercevoir un Journal « né du désœuvrement (panne d’écriture) » qui « occupe et divertit » ? D’où la « fraîcheur » que chérissait Barthes. Prigent l’associe à la « poésie : dépassement du code », à la « performance sportive : dépassement des autres, de soi-même, des records ». Émulation possible, contagion espérée : « Faire poésie : tenter de rafraîchir sa vision du monde (et si possible celle des quelques-uns qui liront) ». L’ « importance civique » de la poésie est là : elle « ouvre le monde ». On en dirait autant de la lecture telle que la pratique Prigent.

 

            Chateaubriand qui « fait du cinéma » (montage eisensteinien). « Stendhal ultrarapide », même s’il manque de Proust (« la métaphore, le détour des tropes »), de « chair sentimentale », de « poésie ». Rimbaud : « fable » du désir, du sexe, de « l’avènement d’un monde » pas que dit : « fait » par « la fabrique phonique ». Denis Roche « vivant parce que sa langue est vivante. "Je n’ai rien à dire, disait-il, que ma violente action d’écrire" ». Ginsberg : l’effet « violent » produit en 1965 par Howl, qui  « ranime la poésie », récuse son idéologie et le lexique qui la garantit : "soleil… pierre… ciel… Heidegger"… ». Mais après 1968, Ponge et Bataille dénouent « l’emprise surréaliste » et « beat (post-surréaliste, expressionniste », l’ « idéologie poétique » de Ginsberg lui-même. Char « vieille coquette » (Ponge dixit). Lucot : « La complexité stylistique de l’œuvre, sa singularité formelle, sa recherche de vérité mettent la vie littéraire face à sa propre médiocrité ». Le lire, c’est « apprendre ce que c’est qu’un écrivain ». Il allège « le poids de non-sens de la vie par le fait même de le reformer victorieusement en langue ». Zanzotto, « grand poète un peu à l’ancienne » publié par TXT. Voznessenski, « une idole » du jeune militant communiste de 1962, « plus complexe » que la star Evtouchenko publiée par Clarté. Hölderlin « ins Offne », « aller dans l’ouvert :  non où il est, mais là où, parlant, on l’invente ». Adorno contre Heidegger : « la poéticité, non la déclaration, non l’assertion, fait le sens du poème (voire, dans le poème, est le sens — politique y compris). Ce sens eût-il l’apparence provisoire du non-sens ». Guyotat hué par les étudiants « de gauche » ou se proclamant tels, et testant un bonnet anti-matraque. Valère Novarina (dans TXT n° 32), sa « passion d’occuper les lieux ». Pennequin : ses « épigones l’ont-ils lu ? ». Michelet donnant une « couleur », un « sens exaltant » au mot « révolution » : le peuple y passe « du néant à l’être ». Melville : « Homère à Nantucket » et « Jules Verne incubé par Lautréamont ».

 

            La joie de lire s’étend à la peinture : Ensor « jubilatoire et érotico-macabre ». Le « rose vomi » est sa « couleur de prédilection ». Balthus « toujours un peu cartonneux, solennel —même si ironique », Picasso « facture plus libre, dessin joyeux, légèreté du geste ». Son Demi-nu à la cruche (1906) : « adieu à la peinture classique » et ferments de cubisme… dont la femme à la cafetière (Cézanne), déjà, « prépare le kit ». La Tempesta de Giorgione (Zorzi da Castelfranco) : l’intuition « qu’il y a un au-delà, ou un en-deçà, aux sujets ; que cet ailleurs est, proprement, l’espace de la peinture ». La joie de lire s’étend au cinéma : Pasolini (Accatone), Buster Keaton, sa « balistique », son classicisme (les Marx : baroques, plus music-hall). Truffaut : Tirez sur le pianiste, 1960, « (après, ça s’est gâté) ». Et King Vidor, Francesco Rosi…

 

            L’étoile d’Aragon a pâli, puis s’est réincarnée en Sollers : années 80, « oubli du moderne ». Debord : « Emphase affirmative, complaisance apocalyptique. Vernis classique, phrasé marmoréen, reconstitués : c’est du Viollet-le-Duc (…) une nostalgie esthète hors-sol : incapacité d’inventer un style moderne, de penser le style autrement que comme un maniérisme respectueux des Belles-Lettres ». Et maintenant ? Qui ose dire « la nullité des poèmes de Houellebecq » ? Et « l’idée désastreuse que donne cette nullité de ce que la poésie serait et pourrait » ?

 

            La tête est trop « pleine de chansons » pour « simplement opposer "grande" poésie et "petite" chansonnette ». En elle et pas seulement en elle, « intelligence et bêtise ne s’opposent pas, sont liées par une obtuse complicité, sans cesse pénétrées l’une par l’autre. Bêtise des gens intelligents, intelligence des idiots. Rimbaud là-dessus en savait un bout ».

 

            Comme sportif (remèdes à la déprime : le vélo, la marche, la nage), comme scout coco devenu militant poétique, Prigent n’a jamais joué perso. Mais « aujourd’hui plus que jamais », il résiste « au destin totalitaire des communautés idéologiquement uniformes, panoptiques, tendanciellement carcérales ». Il ne croit pas au père Noël des « bonnets rouges et rouges bonnets », en leur « effacement fantasmatique des conflits sociaux (patrons / ouvriers) ». Plus tard, les gilets jaunes le laissent perplexe, « oscillant entre un enthousiasme peu pensé ("l’insurrection qui vient") et une inquiétude aux contours mal définis (le spectre poujadiste ou fasciste) ». Ce n’est pas « LE peuple », mais « un peuple » pluriel « donc impur ». Il faut bien « faire avec ». Mais « que serait une "révolution" sinon le rêve, devenu effectif, politiquement objectivé, d’un plus de "démocratie" ? » Sans ce projet, le mot « révolution » relève de la « magie incantatoire », du maximalisme « verbeux ».

 

            Rien de « plus nécessaire, aujourd’hui, qu’une critique de la religion, de toutes les religions ». Et du « néo-puritanisme d’époque », comparable au « puritanisme jdanovien ». Symptomes : la campagne #Balance ton porc !, l’écriture dite inclusive (« On voudrait que les mots aient un sexe »), leur « négationnisme magique ». Balance : « mot de flic » et « logique d’indic ». Porc : « l’insulte des calvinistes aux épicuriens ». Réduction « de la pensée et de l’action politiques » à la « manie judiciaire ». Censure « des inventions symboliques de parlêtres », place « à la violence réelle, aux folies sanglantes, aux refoulements défoulés en actes parce que non sublimés en langues ».

 

            Ecce Prigent, sur l’appui « de fenêtre d’amour (ou quelque chose comme). Car l’amour (des corps comme des langues), c’est ça : sortir de soi. Sinon quoi ? »

 

 

 

 

 

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