Pour un pacte démocratique (nouvelle édition) d’Éric Clémens par François Huglo
L’enjeu d’une double assemblée
Si nous sommes, comme disait Sartre, « condamnés à être libres », la fragilité d’une démocratie en crise, voire impossible, la condamne à une « réinvention constante parce que constitutive ». Depuis la première édition de Pour un pacte démocratique, « socialisme libéral et libéralisme social tous deux prêts à ajouter le préfixe "éco-" », se sont fatigués, laissant les « démagogies extrêmes » exploiter la fatigue des citoyens par des slogans « irréels, racistes ou machistes ». Aucune « lutte à reculons cantonnée dans des grèves et des manifestations » ou glissant de l’action à l’exaction ne peut apporter une réponse suffisante à l’impuissance du politique face à l’éco-technologique du marché mondial, à la défiance des citoyens, à la mutation du travail et de l’emploi, à une irresponsabilité d’assistés-contrôlés souvent déprimés. Le langage politique est « rongé par ses abus jusqu’à la moelle », c’est pourtant de notre responsabilité de « parlêtres » que dépend la « réinstitution » de « valeurs républicaines » dont l’apprentissage ne se limite pas à l’école.
« La faillite des modèles idéologiques est patente » : libéralisme sans égalité, communisme sans liberté, navigation social-démocrate entre les écueils de l’assistance et du clientélisme pour finalement sacrifier la protection sociale à la rentabilité et au marché mondial. La liberté sans égalité n’est que domination, anarchique, des plus forts. L’égalité sans liberté n’est que soumission. La coupure n’est pas entre élites et peuple, mais entre politiciens et population. Peuvent y remédier la formation permanente, l’ajustement perpétuel. Des tentatives d’intervention et de participation citoyennes souffrent d’un manque d’efficacité ou de légitimité, qui appelle à « resserrer l’implication responsable des citoyens de leurs délégués et de leurs représentants ».
La paideia grecque développait en chaque citoyen la capacité à « l’identification consciente avec la communauté, ses traditions et ses valeurs ». Dans « l’égalité et la liberté de paroles et de vote », avec « tirage au sort de certains responsables », « non-professionnalisation politique » et « indemnité de participation citoyenne », ce « fond d’éducation culturelle et civique » amenait chaque citoyen à représenter l’intérêt général. Les Conseils américains (système des districts), français (« sociétés populaires » et conseils municipaux ou « sections » en 1789), russes (soviets), réduisaient la politique à l’action, ce qui impliquait « pour chacun de ne pas dépasser les limites de sa compétence », au risque de « favoriser les buts privés », de confondre action « tâches de gestion ». Arendt opposait aux conseils le « système des partis », qui a pris le dessus, avec ses handicaps : oligarchie, clientélisme, bureaucratisation, quasi-paralysie d’un « gouvernement à plusieurs partis » entravé par les « concessions réciproques » à moins que leur absence de « politique décisive sinon décidée » ne soit considérée « comme une sagesse ». Renouant avec les « sans-culottes de l’an II », la Commune de Paris créait des institutions « propres à universaliser le pouvoir et la propriété » par « l’instruction, la production, l’échange », dans une opposition à l’ « Unité » centralisée et despotique. La délégation était instituée « en lieu et place de la représentation ». En 1967, la Commune de Shanghai visait, en marge du parti et de l’État, à « l’intégration politique des travailleurs », mettant « en avant moins les revendications particulières que des buts universalistes », y compris par leur lien avec les étudiants. Mais les factions rebelles étaient « obsédées par la nécessité de se mettre en avant » : un « nous seuls sommes de gauche » ou « je suis le seul révolutionnaire » dont les postures avantageuses n’ont cessé de nourrir sectarismes, logorrhées, et violences stériles. Mao remplaça la Commune par des « comités de triple alliance » soumis au parti. Mais ces expériences (ajoutons leur celles des Kurdes de Roja, des Mexicains zapatistes du Chiapas) nous mettent sur la voie d’une élection de délégués d’une façon directe par des assemblées spontanées, et d’ « une double assemblée, celle des représentants et celle des délégués », dans « l’alternance des pouvoirs ».
Les Gilets jaunes ont balayé les gouvernements, les partis, les syndicats, mais n’ont su se structurer à la base pour se fédérer : leur « Assemblée des assemblées » est « restée quasiment sans lendemain ». Refusant à la fois représentation et délégation, les Assemblées libres s’en remettent « de fait à l’arbitrage d’un pouvoir en place ». David Van Reybrouck plaide « pour un modèle bi-représentatif qui associe l’élection et le tirage au sort et pratique l’alternance entre démocratie indirecte et directe ». L’action citoyenne ainsi réinstituée contrerait « la destitution représentative actuelle par l’autocratie tendancielle des gouvernements ».
La liberté et l’égalité de langage sont les conditions d’un devenir en commun, qui ne réduise pas les femmes et les hommes à des travailleurs. Marchand, le travail est soumis à une compétitivité entraînant productivisme croissant et chantage à la flexibilité. Non marchand, il est sous-rémunéré ou non rémunéré. À cette bipolarité peut être substituée la « conception d’un travail choisi et équilibré », dont le temps serait « partagé avec le temps libre », en un monde « à la fois politiquement entre nous et humainement ouvert au dehors de la politique ». Le Revenu de Base Inconditionnel faciliterait « l’intégration émancipatrice de chacun ».
La « double reconnaissance de la division et de l’alternance » exige « une mise en jeu des termes opposés » sans suppression de l’un des deux. Une alternance qui ne se réduirait pas à celle des partis au gouvernement peut mettre en jeu le double pouvoir du Parlement (représentants élus des partis) et de l’Assemblée des conseils (délégués de multiples assemblées), dans l’alternance, non par succession mais simultanée, économique / écologique, sociale / politique, matérielle / symbolique. Plus que la séparation des pouvoirs, Montesquieu défendait leur équilibre et leur modération réciproque, menacés par la « velléité d’autonomie » de chaque pouvoir, « à l’exemple du régime présidentiel français ». La démocratie libérale ET communale, horizontale ET verticale, qu’ouvrirait la double assemblée, libérerait l’initiative, l’expression inédite, la décision « suivie d’une action soumise à une nouvelle évaluation ». Il est temps de « réussir effectivement, ici et maintenant, la mise en jeu alternant de ce que nous vivons en commun et de ce qui existe pour chacun.e dans sa singularité ». Le « hic et nunc intransigeant », ce « ressort le plus profond de 68 » selon Jean-Luc Nancy, reste un défi que relève, et qu’actualise, Éric Clémens.