Promenade interdite de Jean-Pierre Bobillot par François Huglo
« Il lisait son roman sans cesse médité » (A.R., « Les poètes de sept ans ») : « —version "primitive" : juillet 1978-septembre 1980 ; —version "transitoire" : juillet-septembre 1991, retouches diverses : 2013-2019 ; version "aboutie" : septembre 2019-novembre 2020, ultimes retouches : novembre-décembre 2021, 12-17 janvier, mai-juin, août-septembre, 13 octobre 2022 ».
Roman ? Le confirment les sous-titres « une enquête d’Évariste Petiot » et « l’éducation libidinale », « le mystère s’épaissit » sous le titre « Première journée », les citations de Balzac (La Femme de trente ans), Gide (Les Faux-monnayeurs »), Gaston Leroux (Le Mystère de la chambre jaune) qui jalonnent le texte. Mais sous « fiXion », l’indication « : tentative de suggestion poétique d’un film mental » renvoie à d’autres références : poétiques (seront cités Verlaine, Nerval, Cummings) et cinématographiques (cela commence par un intertitre d’une version française du Nosferatu de Murnau et se termine avec La Fiancée de Dracula, film de Jean Rollin). Car comment écrire un roman ? « Comment dire : il ? Ou : je ? Doter des êtres fictifs de noms, de caractéristiques réelles ou censées l’être : évoquant, à l’esprit de tel ou telle lecteur ou lectrice, au mien même, des choses que non seulement je n’y ai pas mises, mais que je ne veux pas, surtout ! que ce que j’écris puisse évoquer » ? Comment « atteindre à une suffisante abstraction avec des phrases » ? Comment « prétendre épuiser… fût-ce un objet banal, un geste, un regard » ? Comment « nommer, préciser jusqu’à la complaisance, ou à l’indécence » ? Anagrammes de promenade : deep roman, âpre monde, ou pré-monade, avec, annoncés en couverture, les sens inter-dits dans l’entrelacs du dit, l’entre-vie et mort, l’entre-veille et sommeil. En aval du Nouveau Roman et de la Nouvelle Vague, Jean-Pierre Bobillot prolonge et exacerbe leurs recherches, tout en remontant, en amont, à « la Recherche » et aux Faux Monnayeurs, peut-être surtout à Diderot.
« "Belle vision ! "se dit le narrateur, esquissant un sourire de satisfaction ». Il relit ses premières pages afin que rien « ne fût (du moins, le croyait-il) laissé au hasard », vérifie une fois de plus « le style, la syntaxe… l’irisation ou l’éclatante vivacité des voyelles, les suggestifs chuchotis ou les éruptifs cliquetis des consonnes, l’étalement ou le heurt des rythmiques successives ou superposées… ». Travail poétique, « effort au style » mallarméen ou, mieux encore, ghilienne « instrumentation verbale » ? Mais « vision » est à prendre au pied de la lettre, non comme représentation mais comme sensation. « Et pour des visions écrasant son œil darne » (« Les poètes de sept ans », derechef). À l’envers du roman, Bobillot décrit l’envers du corps : celui des paupières aveuglées, dès qu’elles s’ouvrent, par les « phosphènes » : ailes, soleils, flaques, et assaillies dès qu’elles se plissent par « les pénéplaines hagardes, les abîmes insondés du crâne », le « prisme », tandis qu’ « au plus profond des oreilles », le sang « chaud, bat ». Ce sont « marques multicolores sur la peau, dans la chair, —signes en inextricables arabesques : grêle de lueurs intimes », sur « l’écran de rougeur palpitante et marbrée » des « paupières closes », « fulguration » exaspérant une « spongieuse Ophélie » (de même, « les sons de la parole » s’élaborent dans des « cavernes »). A la lettre toujours, le v figure, activement, le corps (du texte) retourné, invaginé : « cavité » où il est « enseveli », « angoisse invaginée, comme une empreinte ouverte à l’intérieur », ou « stridences invaginées » des « cigales du crâne », « bouche aux lèvres luisantes, écarlates (sanglantes ?), à-demi ouverte », ou « rivière à la faveur de quelque phénomène d’"érosion régressive" ». Le z du lézard vire au v : « À ses pieds, soudain, lézarde s’ouvre, —s’effondre en abîme—invagination—, aspire, happe ! ».
Dormeuse du val ? « Il crut, d’abord, qu’elle était endormie : il s’approcha d’elle, à pas lents ». Plus loin : « « Il crut, d’abord, qu’elle était morte : endormie, morte ? Il crut— » . Les « images furtives —fictives, tourbillonnantes où, vertigineusement, il était entraîné », rappellent Du côté de chez Swann : les premières pages, « ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes ». Bobillot : « Mais (cela avait-il duré de si longues heures, ou un instant ?) la nuit : incomparablement douce ». Proustienne exploration de la zone entre sommeil et veille : « du sommeil ténébreux, solitaire et brutal d’abysse, à l’instant, bientôt évanoui, où (se frottant d’une main les yeux… de l’autre, poing fermé, bras tendu, s’appuyant sur le bord du lit défait et bouleversé qui, sous son poids s’est incurvé, s’affaisse, dans la pénombre peu à peu atténuée) il se levait… ». Chambres proustiennes… ou néviennes : « la nuit, tous les chats sont mauves (…) Lorsqu’il fit jour, le mystère des chambres mauves s’épaissit » (Sylvie Nève, Suite en sept sales petits secrets ».
L’entre-deux répond au « de deux choses l’une » par la chanson de M « Qui de nous deux ». Les personnages forment des couples où l’un peut passer dans l’autre, prendre sa place. Les « opaques lunettes » appartiennent tantôt au narrateur, tantôt au détective Évariste Petiot, dont le prénom (celui d’un chanteur qui fit rimer animal et calcul intégral) partage six lettres avec celui d’Aristide Schwarz « assailli d’odeurs, d’images, de vieilles hantises », six aussi avec l’aoriste. Comme les sens interdits en couverture, un personnage peut en cacher un autre : Sophie, avatar de la sorcière, maîtresse du domaine de Folle-Emprise, et Sonia, « lectrice de poèmes et ancienne strip-teaseuse ». Théodore Mattern, « le savant bègue, expert en "topologie libidinale" », et l’Omphalomane, « collectionneur de nombrils, et connaisseur en religions païennes ». Le deux, ennemi, de Philippe II, mène des « hordes évangélisatrices ». N’oublions ni Puste et Minin, les jumelles, ni les « deux trous sanglants » (revoilà le val rimbaldien), quand le narrateur devient vampire. Le trois n’est triomphalement phallique qu’en les « têtes farcies de représentations guerrières, épiques » de l’histoire. La Tour tri-omphale est celle « aux trois nombrils », celle de « la trinité Cigale-Éros-Soleil ». Si ce roman était un album de Tintin, ce serait L’île noire, avec cette réplique : « Moi qui adore les puzzles, me voilà servi », et le triangle isocèle reconstitué sur le message manuscrit de Müller, enfin la tour gardée par la Bête. On pense aussi au Minotaure, et à Une descente aux enfers de Sylvie Nève : « Par quel hasard redécouvrir les passes ? Dans le temps ? Un puzzle mnémotechnique ? »
« Et ça, je l’ai désiré aussi ? », demande Aristide. A-t-il obéi, comme Charles dans La Femme de trente ans, « à l’un de ces textes préexistants dont notre expérience et les conquêtes de notre esprit ne sont, plus tard, que les développements sensibles » ? A une « machinerie sans nom » et « sans visage » ? Comme si « tout d’avance était joué, irrémédiablement, —déjà dit ! Déjà écrit… ». ? Quand « Sophie expose à Aristide sa conception fataliste des choses », comment ne pas songer au Jacques de Diderot ? Que ce soit « un rêve » ou « un piège », Évariste marche « tranquille, oublieux ». Dedans et dehors, endroit et envers s’échangent : « Chaque infime parcelle de son être était l’Univers palpitant ». Citons une lettre à Sophie Volland : « La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail ». Et le Rêve de d’Alembert : « Tous les êtres circulent les uns dans les autres ». Retour à Bobillot : « Il s’abandonnait aux odeurs, aux images, aux échos ». Nous ne sommes pas chez Wim Wenders : dans la bibliothèque bruissante entre les pages comme sur les ailes du désir, ne se rencontrent pas des anges.