PROZ’ & PO¨M de Julien Blaine par François Huglo
Loin de rêver son confinement comme ébauche d’un « monde d’après », Julien Blaine l’a vécu comme aboutissement, cauchemardesque, du « monde d’avant » : les années « 2000+ » opposent l’ « individualisme forcené » de chacun et de tous à « une société où le pouvoir politique, administratif, économique, judiciaire est de plus en plus dépersonnalisé ». Face à l’individu « sans interlocuteur », le seul « responsable est un répondeur programmé aux reparties automatiques ». Mûrs pour les confinements, « d’annulation en annulation nous allons disparaître sous notre forme préférée : en chair et en os ! Nous retournons au papier ». Écrivains, peintres, cinéastes, survivent. « Les chorégraphes, les musiciens et les poètes actuels (…) n’existent plus : ils se morfondent, ils languissent ». Julien Blaine écrit cela dans ses « Notules inconséquentes » (2020-2022), sous le titre « Le coma et la phonè ». Merci au correcteur orthographique de Stéphane Nowak Papantoniou, qui voulait dire « le soma et la phonè » : Blaine a préféré garder « coma ». Ces « notules » s’intercalent entre des postfaces qui auraient « pu ou dû » être des préfaces. Postfaces à un temps perdu, préfaces à des temps retrouvés ?
Le « monde d’avant » n’est qu’un « monde d’après » 1968, un temps perdu. « Jadis (…) je me levais de bonne humeur ». L’incipit de « Prose en 2020 » fait écho à celui de La Recherche. « Jadis, je m’éveillai et, déjà, j’étais heureux ». Jadis déjà, temps perdu : « L’esprit soixante-huitard disparaîtra avec celles et ceux de ma génération qui ont essayé de le sauvegarder ». Cet esprit de fantaisie, d’irrévérence et d’invention qui, dans le titre, souffle l’e de prose, puis ceux de poëme, dont l’un sous son tréma qui reste en suspens, hante le « manifeste ! » (c’est le nom des éditions, collection Les Lettres françaises). Mais comme celle de La Rubbayât de Khayyam, l’édition de Blaine « ne sera jamais définitive ».
Il « parle dans le noir », peut-être comme il « parle à la machine ». De l’Aurignacien à l’Azilien, « le galet représente la sortie de la caverne, l’issue de la caverne. Nous sommes dans le noir au creux de la grotte profonde et nous regardons vers la lumière, là où est l’ovale naturel de la lumière lapidaire ». Après avoir « transformé la tour de Babel en un immense tunnel », sommes-nous sortis de la bibliothèque « pour transformer le monde » ? « Bla Bla Bla » répond Blaine, après avoir cité Ludwig Waldberta : « La vie est un bégaiement hirsute ». De « 2017 & 2016 », Po¨m & Proz remonte à « 2015 & 2014 », aux Katchinas de Marcel Duchamp, à « l’esprit de la roue de la bicyclette », qui est aussi l’esprit de la roue de Khayyam, et à « l’esprit de la pelle », à celui « du bouche-lavabo ». Roues sont les lettres que Blaine fait tourner : Z et N, O, H, X. Un « nouvel animisme », un « animisme personnel », se pratique avec des fétiches, « objets manufacturés ou artistiques », et avec « tous les habitants de la Terre : végétaux, animaux et humains ». Dont les iules. À une patte (i), à deux pattes (n), à trois (m), à quatre (double n ou i+m), à cinq (m+n), à six ou sept, bien des lettres sont des iules (« ordre de mille-pattes de la classe des diplopodes »).
En première postface-préface, des rayogrammes d’Antonio Asis d’après des maquettes de Blaine, « comme une suite aux Champs délicieux de Man Ray de 1922 », accompagnent une étude sur la ponctuation publiée dans la revue de la galerie Signal en 1965. Du point aux deux points, une « étoile immobile » se dédouble. « Nouveau dédoublement : l’étoile devient triple ». Une « suspension » se produit dans la continuité. Une multitude de points entourent le « point à pulsation ». Il y a de l’éternité rimbaldienne dans « ces scintillants boulevards en fête mis en étage : "Quel âge ? —Le nouvel âge !" ». De point d’interrogation en point d’exclamation en passant par la ligne brisée, un alphabet s’ébauche dans une géométrie élémentaire.
Seconde postface-préface : 2 des « 10 problèmes avec leur énoncé et leur solution » publiés dans la revue Approches n°1 en 1965. Troisième : « Ce conte Le Sacre », publié dans la revue Les carnets de l’Octéor n°3 en 1962. « Le coma et la phonè » (2020-2022) se réfugie « dans notre résidu, cette ordure phénix phénoménal, phénixménal : le livre ! ». Le temps perdu n’est pas évacué : « j’ai mis 12 ans à digérer 1968 ! ». Et « je l’ai toujours dans les tripes ».
Au « jadis je me levais de bonne humeur », la maladie de Ménière a substitué un « tous les matins entre 6 h 20 et 7 h 20 j’éprouve une angoisse furtive envers le jour qui vient ». D’actif « pendant plus d‘1/2 siècle », Blaine est devenu contemplatif. Il a tenu un journal de cette maladie pour le docteur Korres, rencontré dans son cabinet à Athènes, qui en est « l’un des rares spécialistes ». L’état « ensuqué », patraque, engourdi, peut, sur toute une échelle de douleurs (nuque, genoux, hanches), aboutir à la crise, au « court-circuit dans les cervicales », et à la chute, aux blessures. Et c’est comme pour la vieillesse et la déprime : « on croit qu’on en sortira jamais puis soudain on en est sorti ».
Sans sortir de la vieillesse, « quelquefois on se prend un coup de jeune ». Un bon coup de Khayyam par exemple, qui vient en « ultime post-face ». Échantillons à déguster : « Ma loi est le vin et la belle humeur ; / ma religion l’indifférence à la foi ». On pense à Épicure (ou à Spinoza) en lisant : « Il n’est pas de joie, si le cœur n’est exempt de soucis », ou « je n’ai ni religion, ni fortune, ni espoir dans un autre monde ». Ni pari de Pascal, ni grand soir donnant sur des lendemains qui chantent : « Je m’en satisfais au comptant et te laisse ton paradis à crédit ». Ou : « Je vends le paradis pour deux grains d’orge ». Pas de quoi distiller un whisky ? Mais Blaine offre à la roue de Khayyam, celle « de la chance », les meules de son moulin. Autre roue, autre presse : une gravure d’Albrecht Dürer. Imprimerie, vin, huile d’olive : de quoi faire jaillir quelques fontaines de jouvence.