Quel avenir pour Cavalcanti ? de Claude Minière par François Huglo
« Inactuels / Intempestifs » : le titre de la collection correspond à l’idéal de Cavalcanti, aux vœux de Claude Minière tel qu’il les formulait sur ce site, rubrique Incitations, le 30 décembre 2020 : « prendre le poème sans prolégomènes, sans préparations, sans refaire des histoires. "Bloc chu", il avait raison Mallarmé ». Pound aussi : les Cantos sont généralement « expliqués comme "montage", or il s’agit de chutes (une avalanche) qui tiennent par miracle (musical) ». Le 18 juillet de la même année 2020, dans la même rubrique Les Incitations, Claude Minière avait posé la question « Quel avenir pour Cavalcanti ? », référence au titre de l’ouvrage de Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie ?, qui questionnait les pratiques de versification chez les poètes français. L’édition bilingue des « Rime » due à Danièle Robert redonnait « une actualité » à l’inactuel Cavalcanti « comme l’avaient fait les traductions d’Ezra Pound au début du siècle précédent ». Le petit livre paru chez Louise Bottu poursuit la réflexion que Claude Minière amorçait sur Sitaudis.
Cavalcanti ne parle que d’Amour, sans au-delà : il ne renvoie pas à un Dieu, même négativement (un Dieu qui ne serait qu’Amour). Et sans médiations. Cela le distingue de son « ami (et ennemi) » Dante pour qui la lumière « sera Dieu et l’Eglise ». Dante « accepte d’être guidé (par Virgile, d’autres relais, puis par Béatrice) vers la béatitude céleste. Cavalcanti, lui, a refusé. L’idée qu’il se fait de la Beauté est tellement intense qu’elle dépasse nos forces mais il ne cherche pas de médiation pour autant ». Sa devise est « Comprenne qui pourra ». C’est en cela qu’Ezra Pound reconnaîtra en Cavalcanti " un compagnon". L’Italien est pour l’Américain un poète de la lumière, de l’illumination, per plura diafana. Et c’est en marge de ses poèmes que le poète-traducteur affirmera "ce n’est que lorsque les émotions enflamment nos facultés perceptives que nous voyons la réalité" ». Dante se tient sur l’escalier néo-platonicien, multipliant les degrés ascendants de la matière qu’il faut brûler « pour atteindre la pure lumière, immatérielle, a-corporelle ». Chez Cavalcanti, aucun progrès : « l’amant est dès le début, dès un coup transparent, au cœur du sujet ». De ce coup (de dés), le transparent est hermétique : « impénétrable », dira Cézanne. Chu.
Nul platonisme dans la majuscule d’Amour, celui-ci prenant chez Cavalcanti, comme l’explique Danièle Robert, « la forme d’un personnage à part entière, déroutant, inquiétant et versatile, tantôt le double de celui qui aime, tantôt celui de l’aimée, ou bien encore une puissance extérieure à l’un et à l’autre, du moins en apparence ». La poétique de Cavalcanti est « cinéma de l’intériorité », où se joignent l’intérieur et l’extérieur, le profond et la surface. Dante serait platonicien, Cavalcanti nietzschéen : « le poème capte les phénomènes de pensée et d’optique (miroirs, reflets) entre cinétique et arrêt, entre mètre et rime. D’où la légèreté, le superficiel (au sens nietzschén) du sentiment profond. C’est à juste titre que le terme italien stanza ("chambre") désigne également la strophe d’un poème ».
Actualité de l’inactuel : « mon idéal fait l’actualité », pourrait dire Cavalcanti. Minière pose la question : « serait-il possible aujourd’hui à un poète de déployer un thème, secret-manifeste, lorsque les écrivains sont attendus sur les "faits de société" tels quasiment des journalistes sur ce qu’on appelle l’actualité ! ». Le remplacement du point d’interrogation attendu par un point d’exclamation répond nettement « non ! ». C’est impossible, mais que cherchons-nous dans les œuvres du passé, sinon « un exemplaire antidote à l’esprit de dispersion » ? Et « une directio voluntatis, une orientation de la volonté » ? D’où, sous le titre « Passé, futur », cette citation de Christian Tarting : « Cavalcanti : mais c’est tout le futur ! ».