Quelques bois de Pierre Gondran dit Remoux par François Huglo
Ponge chassé du bois de pins. Ou : un bois de pins (et queques autres) à rebrousse-Ponge. La prose du 7 août 1940 entrait dans un paradis terrestre : « Le plaisir du bois de pins : / L’on y évolue à l’aise (…) Il y règne une atmosphère réputée saine, un parfum discret et de bon goût, une musicalité vibrante mais douce et agréable ». Celle de Pierre Gondran dit Remoux est plus fragmentée, à la manière d’une marqueterie minérale ou végétale, ou d’ « ocelles chauds qui clignent» à travers « l’ombre » du feuillage. Elle nous avertit dès les deux dernières lignes du premier texte, qui en compte six, de la première section, « (Entouré de colza) – Un de ces bois à taillis » : « croire aborder le sous-bois de la conscience ● (quelle illusion !) ». La « rage » qui, pour Ponge, était celle « de l’expression », est d’abord pour lui celle de ne pouvoir « entrer sans frémir dans les choses / Comme les choses / Entrent dans les choses ». Ces vers de Jean Rousselot (« Il faudrait être encore plus simple », in Maille à partir, 1961), trouvent des équivalents chez Pierre Gondran dit Remoux, congédié par le bois : « embrasse l’écorce lisse tant que tu veux ● lèvres noires / lèche-sève ● tu demeures bredouille ● homme-orobranche au suçoir trop court ». Ou : « ce silence suppliciant qui attend ton départ ». La canopée semble le « toit mouvant » d’une « cabane immense », mais celui qui tente « de se faire mince dans le haut taillis », de « s’y cacher », doit « rebrousser chemin à travers des branchages cassés », les « joues fouettées » et les « yeux fermés de peur de les crever », contraint à « rebrousser monde ».
Changeons un peu d’époque, et passons de Francis Ponge et de Jean Rousselot à Christian Prigent (Lignes n°72), que rejoint aussi Pierre Gondran dit Remoux : « Que "l’homme habite en poète" est le mantra de l’enthousiasme éco-poétique ». Mais « Que dit en fait Hölderlin ? Qu’"habiter" poétiquement n’est pas adhérer à la terre, se fondre en elle », mais « s’y reconnaître étranger », à distance de parole, de représentation et de fiction. Ponge cédait encore à l’anthropocentrisme : son bois, festival de Juan les pins, lui offrait un concert « agréable », pour son « plaisir ». Rousselot beaucoup moins. Prigent pas du tout : nous ne parlons pas la même langue, pourrait-il dire aux arbres, et cela, tous les scientifiques le savent. Introduire la précision de leur vocabulaire dans la bergerie poétique n’est pas une faiblesse, mais un moyen de renouveler la vision qui prend, comme sous un microscope, une autre dimension. L’altérité du végétal, celle du minéral, sont ainsi respectées. La troisième section, « (Sous la neige) – Une forêt d’épicéas », commence par : « ses écailles contractées de kératine hélicoïdale ● un de tes cils est tombé dans la neige ● fiché à demi entre deux ou trois flocons quadripennés bleu mercure ● ce bleu fondu de soleil scialytique ». Le poète ne craint pas non plus l’objectivité du documentaire. La section précédente, « Une pinède côtière à l’air térébenthine », se termine par : « saigneurs d’arbres à résine, les gemmeurs étaient encore des milliers jusque dans les années cinquante, parcourant en métayers les forêts de pins des grands propriétaires et pourvoyant l’industrie en térébenthine et colophane : combats et grèves pour améliorer leurs droits furent nombreux ». Ces observations en italiques alternent avec les textes découpés par des gros points, brefs assemblages de fragments attentifs aux sensations : les « oreilles rouges » qui « pulsent douloureusement » sous la neige éveillent « peut-être la pensée animale ● pulsatile ● douloureuse du désir de fuir ».
La métaphore ne sera pas longtemps filée. Le poète coupe court, tournant le dos à Chateaubriand : « la forêt gothique s’orne de sombres cierges appendus de lichens fruticuleux ● détrompe-toi : la cathédrale n’est en l’honneur de rien ». Surtout pas des hommes. Dans la section IV, « À l’ourlet de la hêtraie-sapinière calcicole », ils sont tout juste « tolérés entre les sapins ». Dans la section V, « Un peuplement de feuillus envahi de ronciers », un vieux tesson « luit encore de l’éclat de l’usine des bouteilles teintées ». Donner « un doigt à ronger » à la musaraigne, c’est savoir qu’il sera pour elle « une limace à coquille phalange ». Dans la section VI, « (Rêve) – La forêt humide pacifique », règnent lichen, mousse, et champignons. Le « corps de lignine déshabitée à forme d’arbre » est « empli de la masse battante du mycète conquérant ». Dans la section VII, « Une châtaigneraie à l’odeur brou », une « vieille femme nue ● pas même sorcière » se noie sous « l’œil sans paupière » d’une carpe qui saute. Dans la section VIII, « (Soleil continu) – Une forêt boréale », le poète est « perdu au point de devoir se retrouver soi ». Il croit lire « l’augure forestier » sur un ruban d’écorce, ne lit que « (sa) solitude et le souffle du vent ». Dans la section IX, « Le bas-maquis à cistes », « le stochastique règle le monde par l’aléa ● tant cigales qu’amours santoline ». Insectes, fleurs : pluies d’atomes. Les poèmes aussi : rencontres, découvertes, expériences, aventurées loin de l’habitat poétique tout confort.