Reprises de paroles de Pierre-Yves Soucy par René Noël
Hypnos pivote sous nos pas
Antigone vive, chair et désir des lettres, des iambes et syllabes, libre et sommant tout humain d'exercer la plénitude de ses dons d'anamnèse, d'orphisme, de création, " devant / que désir matière de chair / à l'autre bout du temps tenu / sur la peau tendue qui tu touches aussitôt délire 1 ", l'accrue, l'augmentation des créances par défaut d'incarnation au-devant de la scène n'influe pas sur le pouvoir créateur des humains, frères d'Hypnos, du nocturne, inconnu qui nous polarise.
Cosmos, ses énigmes dont l'homme est fait, cette matière noire elle-même, à prendre la matérialité pour évidence première, ne nous est-elle pas familière parce qu'elle nous constitue, aussi intime qu'elle reste rétive à nos pourquoi épidermiques, superficiels, si bien qu'il y a ici une forme d'ignorance qui rejoint la vivacité du naître renouvelant le connaître plus apte à trouver les voies du continu inusitées depuis toujours devinées par tous et aucun d'entre nous ? Pierre-Yves Soucy compose avec cette part de lui-même, Antigone insurgée contre ces temps qu'elle-même sous une autre forme a connus où Némésis émerge, l'action de la justice répudiée, plus qu'il ne la cite, mû par l'immémorial qui nous polarise.
Si l'inconnu nous constitue, matière tactile de notre liberté libre, de celle-ci résulte et résultera l'imminence de Faust à jamais à mesure que nous l'oblitérons. L'inhumain tracte sans vergogne, c'est contre lui que le poète agit, apte toujours à contre-poser, contrebalancer les amnésies globales, les simplifications. Sous le visage, le fini et l'infini, l'immédiat et l'illimité vont lorsqu'à la veille du tout est perdu, ne reste que le corps, " corps embrassant le corps / leurs désirs détruits de l'intérieur / là où tourne le pouvoir / qui nous façonne en se brisant ". Voies aussi libres que les dormeurs à la belle étoile, bercés par les constellations en route, immobiles, qui n'imaginent aucune autre demeure ni chez soi, l'ouïe, le goût, la vue, l'odeur s'allient, créent sous le visage les intensités aussi concrètes qu'infinies entre les mondes extérieurs et intérieurs, toutes les liaisons entre eux et les organes du corps, matières de tant d'inventions, de méthodes et de hasards permettant aux hommes de dialoguer avec les formes de vie terrestres actuelles, disparues et à venir.
L'évidence qui tient ensemble le désir, le libre arbitre et la possibilité de déroger jusqu'à combattre la vie elle-même exige alors que les pôles, les positions du jour et de la nuit changent du tout au tout. Les initiations sont à réinventer ! Ce(s) poème(s)témoigne(nt) d'une discontinuité affranchie autant des censures, des mutismes prohibant la parole, ses interruptions et ses respirations que du silence forcené, forclos, parole mue par l'esprit des mots " lorsqu'ils regardent leur mort / depuis leur retraite asséchée / mêmes les mots se rétractent / dans les bouches des vivants ", leurs sens évoluant dans l'histoire. Si bien que la rupture avec les faux-semblants stériles entravant autant l'accès au chaos qu'à un ordre fécond, propice aux transmissions de la vie, s'impose et peint l'espace où le libre et le il se doit convergent, fils invisibles, sensibles.
L'intensité du ciel vertical, nuit crue, averse d'énergie nocturne, vit à parts égales parmi les partitions bijectives, celles qui divisent et fragmentent et dans le même élan aiguisent la vision des réalités éparses, amorces des compositions, des incarnations dispersées associées dans le poème.
inscrite en faux dans le contexte harassé qui la broie 2, Jacques Dupin écrivant ici le poème contrepoison, antidote aux eaux usées qui enveloppent les usages et les vies aussi étrangères à leurs propres intériorités qu'à leurs dehors, Antigone surgie aujourd'hui interjette l'obscur, égale de Zeus, pourfendeuse d'obscurcissement, agit partie prenante des poèmes, distribuant les rythmes et les durées hétérogènes des formes de vie accordées à leurs évictions, à leurs négations, à leurs évolutions qui pour niées qu'elles soient par les humains créent néanmoins continûment, si bien que le constat d'absence devient par la main du poète, matière vive. " Tout est là "écrit Pierre-Yves Soucy, l'entièreté de l'espace restitué avec ses parages, ses incomplétudes à portée de regard, bien qu'elle demeure invisible est tangible ; vues des sens des mots dont les hauteurs et grandeurs composent l'étendue sans perte de moyens, de conscience, peignent le monde d'aujourd'hui à la manière d'une pièce musicale, les notes de musique étageant les sons, les notes autant pour les distinguer les uns des autres que pour avancer dans la nomination des énergies, des substances à mesure qu'elles composent, créent d'après les lacunes. Le poème faisant de déficiences flèche favorable aux mues, le défaut et l'incapacité qui réduisent l'homme à son corps permet, ainsi que l'ont réalisé autrement les créateurs tentant l'ex-nihilo après les guerres, d'affirmer à nouveau les puissances pleinières de l'homme.
Le vent des mots converti en actes, l'injustice durcit à sa levée ... sans qu'aucune génération jamais libère la suivante dit Antigone, Pierre-Yves Soucy écrit néanmoins notre temps où la nature naturante perce les apparences et où le temps des sidérations mentales - et physiques, les narcotiques, les hallucinogènes, les drogues cataloguées et expérimentées autant par Baudelaire que par Balzac..., les psychotropes et les chimies de contrebande étant consommées par des dizaines millions de terriens - finit ; un finir qui peut se prolonger plusieurs générations, mais qui voit la nature et les rapports des hommes entre eux et les autres espèces terrestres niés surgir à nouveau au zénith, en avant-garde de révolutions de nos modes de faire société impérieuses, là où Hypnos et le monde pivotent sous nos pas, transforment déjà nos jours et nos nuits.
1 Les vers en italiques sont tirés de l'" Antigone " de Sophocle, " Tragédies de Sophocle ", traduction de Paul Mazon, Les Belles Lettres, 1963.
2Jacques Dupin, " Le corps clairvoyant ", 1962-1982, " la ligne de rupture ", Poésie/ Gallimard, 1999, p. 216