Revue LIGNES n° 66 par François Huglo
LITTÉRATURE : QUELLE EST LA QUESTION ?
« Le plaisir du texte » (Barthes) : désormais celui de l’orchestre (auteurs, lecteurs) à bord du Titanic ? Christian Prigent ouvre un beau débat entre « poètes-penseurs attentifs au monde réel ». À qui parler hors « commande mondaine » et « produits préformatés » ? Quelles valeurs partager hors « relativisme culturel » ? De quoi, demande Michel Surya, la littérature n’est-elle « plus l’enjeu » ? Quelles questions « pose-t-elle encore », et « lesquelles lui poser » ?
Barthes parlait d’un « espace de la jouissance », supposant « que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu ». Jean-Luc Nancy n’en est pas loin : « Toute littérature prononce : "tu vois ce que je veux dire" », ouvrant ainsi un espace « irréductible à aucune origine, à aucun principe, anarchique au sens le plus littéral ». Serge Margel ne supprime-t-il pas cet espace quand il oppose l’expérience solitaire de l’écriture à une lecture réduite à une réception publique ? « L’auteur se libère du lecteur », écrit-il. Ne l’invente-t-il pas plutôt ? « La mouche sait que la fin du monde est en train d’arriver par sa mort. L’expérience de Duras, c’est de savoir qu’elle le sait ». Oui, et la nôtre est de savoir que Margel sait qu’elle le sait.
Pierre Vinclair, au contraire, part de la dévalorisation de la figure de l’écrivain : « un poème toujours est écrit par un individu quelconque ». Ses « matières premières sont l’air du temps ». Mais contrairement à la « poésie raisonnable » qui « en reste au déversoir ornementé d’affects pré-constitués », la « poésie radicale change de monde ». L’avant-garde est « idéaliste » quand elle n’est pas « intéressante », et le poème (radical intéressant) « une relation entre une source d’énergie et un destinataire sur qui la projeter ». Chacun peut, devrait devenir poète « prolétaire » fabriquant « un instrument à penser, à créer le monde ».
Philippe Beck, lui aussi, cherche « le poème intéressant ». La rhétorique politique n’est-elle pas « la poétique continuée par d’autres moyens » ? La poésie est « égale au mouvement expressif de la pensée en chacun ». Intéresser « au cœur de l’ennui » suppose d’intéresser à « la recherche des formes ». De la Poétique d’Aristote au Brouillon général de Novalis (« La poésie est la prose parmi les arts ») et à Benjamin, « il n’y a pas la prose ». C’est « le chant comme effort au style en vers » qui « rend possible les proses, c’est-à-dire les communications, toujours ».
Contre « l’envahissant nouveau "nouveau philosophe" » Bruno Latour (Nous n’avons jamais été modernes), pour qui analyse et déconstruction du langage sont « superflus », et contre « la cohorte des retours idylliques et lyriques à une "écologie poétique" qui fait le lit des écologismes dogmatiques » peu soucieux « de l’appauvrissement », Éric Clémens maintient : l’humanisation se fait dans la dépense, la mise en jeu, la « plasticité infinie avant toute assignation », que refont « les arts, la littérature », à condition « d’abandonner toute fonction ». De Proust à Joyce, Faulkner, Lowry, Philippe Blanchon distingue « trois temps qui ne s’accorderaient pas : le temps fictif, le temps de l’écriture et celui de la lecture ». La littérature poserait « son temps dans un espace et un corps à la lettre contre l’espace pensé pour la domination de quelques-uns », contre le corps marchandise.
A comme acosmie doublée d’une aphysie, B comme bestiaire (le « devenir animal » de Deleuze et Guattari, la Sauvagerie de Pierre Vinclair). Suivent, dans l’abécédaire proposé par Jean-Claude Pinson, Décolonial, Époque (« poétariat » retrouve le « poète prolétaire » de Vinclair), Idylle (élevée au rang d’Idéal), Récit (du récit d’émancipation internationaliste aux « récits délétères » du complotisme et des fanatismes), Temple : « espace sacré découpé dans le ciel ». Pour rire ? Le jeu est quand même « toujours un peu sérieux ».
Pour Jean-Marie Gleize, la poésie est une pratique minoritaire, mineure, dont la résistance est théorique et relative. Le poème ne serait plus assassiné « par son objet » (Ponge), mais par son contexte. Lui resterait à « construire des cabanes » dans « un grand champ de ruines » : des lieux « pour penser le présent qui vient » (comme une insurrection, à chacun son Godot). Nathalie Quintane refuse « la vision communale ou localiste d’un Dewey», et guette avec Philippe Beck le « cœur animateur » d’ « une foule qui écrit », sa « chance risquée », sa « pulsion d’instruction sensible ». Christophe Hanna cherche une « entente musicale », une « convivialité expérimentale » qu’il oppose à la « convivialité stratégique » des plans de carrière. Pour Francis Cohen, « le dépérissement de l’État s’annonce » dès qu’Anne-Marie Albiach le rend « imprononçable » par un « É en italique ». Bigre ! Du « casse-dogmes » (Daumal) au « Discours impur » (Jean-Noël Vuarnet), Alain Jugnon « présente la littérature comme un théâtre pratique et théorique, un vivre plus ».
Sylvain Santi interroge le « mot politique », fâcheusement imprécis : « la lutte contre le Culturel pour revigorer les démocraties modernes est, au mieux, ramenée à l’échelle de quelques improbables foyers de lutte ». Des propositions substituant l’idée au réel « sont-elles autre chose que risibles ? ». La littérature peut-elle s’engager sans « devenir militante » ? Comment « éviter l’écueil identitaire des communautés en lutte » ? Réponses possibles : « ne jamais parler à la place de n’importe qui d’autre. Parler de sa place sans avoir aucunement envie de l’occuper et encore moins d’y rester ». Amandine André oppose la fiction énergétique au storytelling anesthésiant. Le « comme si » de l’enfance ouvre le temps « comme dans La Jetée de Chris Marker ». Laurent Cauwet : « Il conviendrait de détruire les bibliothèques ». Privilège d’éditeur, aussi « paradoxal » que celui du poète, « détruire la poésie » ? Alain Hobé cite Olivier Cabière : « La nuit vient, et nous avons perdu ». Il y a du « temps perdu » dans la propension de la poésie, selon Prigent qu’il cite aussi (À quoi bon encore des poètes), « à disparaître de et dans l’usage social, cette façon d’incarner le disparu, de formaliser ce qui disparaît ».
Le texte de Nicole Abravanel, « Identitarismes. Antisémitisme vs islamophobie et enjeux de la spatialité », peut paraître extérieur à un champ littéraire qu’il englobe pourtant. Le combat pour une « spatialité partagée » dépassant « les identitarismes qui saturent le débat public et l’action politique » ne concerne pas seulement l’enseignement, à l’Université d’Amiens, de l’hébreu et de l’arabe, déjouant le « prétendu antagonisme juifs/musulmans » et le « prétendu face-à-face Occident-Orient ». La démocratie grecque selon Vernant rattache Hestia, déesse du foyer et de l’autochtonie, à Hermès, dieu des voyageurs (nos « migrants »). De la Révolution française à Napoléon et à la Troisième République, se sont construites « des formes de représentation spatialement égalitaires » faisant vivre « une pensée admise comme commune », par un « très relatif équilibre » qui « implose aujourd’hui ». Aux flux du capital correspond un « prolétariat flottant » rappelant la traite esclavagiste, et la mondialisation mode Gafam tend à la « ghettoïsation des populations ». L’intersectionnalité est « en passe de remplacer l’universalisme antiraciste », et une conception nationaliste de la République celle de la Révolution française et des droits de l’Homme. Nul ne doit être exclu d’une « vision du monde globale et interconnectée, dans un rapport construit au monde en son entier, donc à l’universalité ». Cette « spatialité partagée » n’est peut-être pas étrangère à l’ « espace de jouissance » ouvert par Barthes !