Rhizome de Christophe Stolowicki par François Huglo
Les « brèves » de Christophe Stolowicki se veulent « sans humour, à l’encontre du genre ». Tant pis. Ce sont pourtant des traits, qui refusent l’aphorisme, pas assez dru, trop suffisant, et le haïku, trop dru, insuffisant. Stolowicki pratique, comme Gracq ou Hubin dont il cite le titre commun, le « sur le vif », la saisie au fil de la lecture. Ou du sommeil, ajoute-t-il : « En lisant, en écrivant. En dormant ». Qu’on lise une musique, un crû ou un texte, capter suppose non un flottement, mais une demi-immersion : « À l’écoute de mes rêves, l’attention plutôt immergée que flottante, à mi-corps d’une texture dont les sons et leçons se répondent, à mi-voix d’une tessiture dont les aigus ont leur versant à l’ubac de la côte des Graves —l’attention définitivement émergée ne capte plus arôme ni harmonique ».
On remarquera la contraction du registre musical (aigus/graves) et du géographique-œnologique (côte des Graves). 1+1=3. « En première pression à froid contracter deux syntagmes en un hybride ternaire (« forêt vierge folle » de Roland Giguère) extrait l’ambre gris ». Autre exemple : « un Saint-Loup de dentelle ». Ces accords dissonants, étonnants du moins, comme le « disparate à plumes sur un corps de singe » que moquait Horace, rapprochent l’esthétique de Stolowicki de celle de Monk. Mais le jazz n’est-il jamais binaire (ô Gene Krupa !), le rock l’est-il toujours ? D’autre part, avant de devenir de « l’enregistré », comme dit Tarkos, le jazz n’est-il pas performance ? À ces deux objections s’expose la phrase : « Une poésie contemporaine tout en performances —fardant du néant, brusquant du meilleur— se calquant binaire sur le rock plutôt que le jazz, invente une dérisoire parade à la désaffection populaire ». Plus loin : « Performances : des poètes sur les brisées de rock stars, ou la parole humiliée ». Le jazz a ses stars, le rock ses jazzmen. Ray Charles et d’autres ont pratiqué les deux. Paul Mac Cartney se change, à volonté, en Fats Waller ou en Little Richard. Quant à la performance, peut-on l’accuser à la fois de relever du star système et de n’opposer qu’une « dérisoire parade à la désaffection populaire » ?
Mais une opposition peut en cacher une autre. Préférer le « sur le vif » au « live », c’est refuser la disparition du « vécu », submergé par un présent éternel, amnésique. « Baudelaire à l’âge ingrat du passé. À sa poésie du vécu l’on préfère une du vivant, fût-il mort ». La poésie « n’est plus lunaire depuis Baudelaire ». De Jérôme Bosch, Stolowicki explore le « monde lugubre, cercle refroidi inscrit dans sa sphère » : délices de « fesses en goutte d’eau de paradis », mais perdu, comme l’enfance des amours baudelairiennes. « Le ver était dans la pomme et regardait Caïn. Il n’y avait plus rien à croquer ». Qui se souvient de « la grant joye de paradis » ? Satan. Ou celui qui « se survit comme Rimbaud qui aurait réussi dans la vie ».
Christophe Stolowicki déguste le « deuil tard consommé » d’un vieux Margaux. Les poèmes (quelques-uns) sont les « nageurs morts » d’Apollinaire, « à l’embouchure du trou noir dévorateur de galaxies ». À rebours des « riffs de disque rayé dérouillé de mémoire » de Luca, Stolowicki prête l’oreille aux « repentirs » de Monk, qui « en solo a la touche si dure, si composite, d’une gaîté si implacable que le passé en rejaillit et culmine à l’apogée du blues ». Le « déluge ajusté » de ces « touches dures, en microlithiques éclats », peut être rapproché de ce que Stolowicki écrit de Philippe Jaffeux, de « ses calligrammes interstitiels qu’évide un logiciel ». Le jazz lui-même, performance ou enregistré, peut rechercher un nombre d’or : « Pyramid (1959/1960). Aux premiers mots de la comptine, en prélude à la vaporisation d’appels en nappes de notes, les instrumentistes du Modern Jazz Quartet accordent de quelques touches lentes leur nombre d’or ». Et la « longue phrase proustienne » de Coltrane dans « ses années fastes » renoue « toujours dans ses lignes directrices avec son point d’impact ».
Que saisir sur le vif ? Des fulgurances chariennes ? « Ajourée une éthique de l’impensé, fulgurent par rafales des mathèmes ou lemmes dont l’aporie fait foi. L’espace-temps vécu ». Mais « René Char qui fait la différence entre un proxo et le marquis de Sade, n’a aucune idée de la saleté de Heidegger. Sa clairvoyance prise en défaut : il le reçoit ». Du « cynisme » de Cioran, Stolowicki n’oublie pas « le fond lycanthrope antisémite ». Et sous la liste des suicidés —Celan, Giguère, Luca, Metz, Pizarnik, Roussel, Stachura, Viarre, Voronca— il lit, « fasciné, l’hécatombe que prédisait Nietzsche ».