Rhônéo-rodéo d'Olivier Domerg par François Huglo
Histoire et géographie sont fleuves communicants, et le récit national passe (ou passait) par les cartes murales de Vidal de la Blache qui ont contribué à construire l’imaginaire de quelques générations d’écoliers. Le Rhône y « ressemblait à un arbre, planté dans la Méditerranée, et dont le tronc phénoménal (correspondant au fameux « couloir rhodanien ») et les ramures principales semblaient permettre à la France de se tenir debout devant nous ! ». Arbre ou trait de Jupiter ? Le fleuve figurait « cette verticalité dont on pouvait penser qu’elle avait à voir avec la "grandeur de la France" dont on parlait encore, sans rire, à l’époque ». Vue de plus près, cette verticalité ressemble plutôt à « l’axe saturé de la sept » et à un paysage périurbain « asservi par le rouleau compresseur mercantile du troisième capitalisme (en marche, toujours en marche, pour l’aliénation et le malheur de tous) ! », à moins que le poète Olivier Domerg et la photographe Brigitte Palaggi, désireux d’y voir de plus près, d’encore plus près, ne préfèrent appeler paysage « des résidus de beauté et bribes de campagne », des « morceaux presque ruinés de paysages provençaux », toute une mosaïque de plans d’eau pris en gros plan. Ils ne se laissent pas prendre au discours de la verticalité : après 16 pages de photos où signes d’industrie et signes de vie végétale échangent des regards inquiets et inquiétants, le « poème-fleuve » est morcelé en 26 chapitres, dont les titres peuvent faire figure de programme stylistique ou poétique : « Dans le bain moussant de la métaphore », ou « penser par strates ». D’autres se souviennent de Ponge : « Bourg : fabrique du fleuve », « l’expression du vert » (Domerg parle aussi de « rage de l’excrétion ») ou « Petite fuite vivaraise ». Une rhétorique par poème ? Cette prose n’imite pas, elle compose un fleuve de paroles à partir d’affluents divers, mêlés et portés par le « courant » d’un flux producteur de « courant » électrique : chez Domerg plus que chez Ponge, les géographies économique et physique sont en prise l’une sur l’autre, aux prises l’une avec l’autre, entre sport de combat et lutte à mort ou pour la survie. Poète et photographe se branchent sur la flore, la faune (oiseaux surtout) et sur les agents économiques, les travailleurs du fleuve.
Ce livre est collectif parce qu’il est personnel : il écoute, répond, ne cède à aucun discours vertical, ne se laisse canaliser par aucun des acteurs d’un partenariat poésie-public, ou poésie-privé, qui apparenterait les « résidences » à ces partenariats public-privé où le premier risque toujours d’être détourné au profit du second. Le danger, bien ciblé par Nathalie Quintane dans son article Les poètes et le pognon qui part de l’exigence d’une juste rémunération de tout travail, même « pour l’art » (le « gratis pro Deo » pourrait cacher un « taillable et corvéable à merci »), est celui d’une promotion réciproque de l’artiste (plasticien, poète, performeur) et de son partenaire. L’un apporte à l’autre un surcroît de crédibilité, de notoriété, d’où un effet cumulatif : la résidence appelle la résidence, le C.V. fait boule de neige. Mais que resterait-il d’un art, d’une poésie, qui, devenus faire-valoir, s’interdiraient le doute, leur loi de naissance et leur moteur ? L’autopromotion est, au contraire, encouragée : le doute du poète, de l’artiste, etc., risqueraient d’amener la puissance invitante à douter de ce en quoi elle a investi. C’est la foi (la confiance, le crédit) qui sauve. Le poète de Rhônéo-rodéo n’est pas dupe. Il apparaît comme ouvert, à l’écoute, mais critique, amicalement taquin (puisque l’un de ses principaux interlocuteurs, Jean-Louis, technicien environnement à la Compagnie Nationale du Rhône, taquine l’alose pour compter les poissons qui remontent de la Méditerranée pour frayer dans le fleuve). La CNR, Autres et Pareils, le conseil régional Rhône-Alpes, les conseils généraux de la Drôme et de l’Ardèche, et la ville de Montélimar, sont partenaires des Cafés littéraires de Montélimar, organisateurs de la résidence de création et des rencontres, entre Drôme et Ardèche, qui l’ont nourrie de voix et de travaux multiples.
Particulièrement critiques, neuf « bris de couloir » (rhodanien) superposent aux cartes d’histoire-géo « celle des aménagements de la CNR. Et celle des zones inondables. Et celle des risques industriels. Et celle des centrales thermiques ou nucléaires ! L’oubli quotidien du risque, de ce que cela signifie réellement ». L’oubli actif, c’est-à-dire « le masquage, le barbotage, le manque de transparence, la langue de bois des prétendus experts, les rapports d’études non lus ou enterrés, l’incapacité d’associer le peuple aux décisions qui le concernent au premier chef ». Domerg ne sera pas le Trissotin de Tricastin. Il scande « la boulimie périphérique et périurbaine. L’extension des zones industrielles et marchandes. L’espace bouffé par la vacuité des vitrines. La pollution criante et croissante. Constat d’une Provence nucléarisée. L’abandon des cultures. Le gel des terres cultivables. La gabegie sans fin des terres fertiles. La raréfaction des terrains vagues. Le bétonnage de la plaine. (…) L’infantilisation de la consommation. Manque de sobriété, manque d’intelligence ».
Le poète selon Domerg n’est pas un servile prestataire de services, mais un interlocuteur à part entière. Et sa part n’est pas seulement la sienne. « La poésie sue des noms, mais pas seulement ». Empathie ou osmose ? Elle pulse : « le Rhône est votre flux de pensée, votre phrasé remuant et moulinant, votre machine à phrases ! ». Elle aussi produit de l’énergie : « Il faut faire turbiner la langue », par « le jeu de mot, le jeu moteur ». Faut « qu’ça déleste son fleuron de langue verte, désapprise, dévergondée ! Qu’ça fabrique au plus près, au plus près de la sensation et de l’expression du fleuve ». Le Rhône se cabre, la poésie le chevauche.
Le discours du poète s’encourageant à turbiner parodie celui de Jean-Louis, dont il fait le porte-parole de la Compagnie : « Faut qu’ça tourne et turbine, c’est notre créneau ! » « Faut qu’ça tourne et turbine, c’est notre credo ! ». On croit entendre : « parce que c’est notre projet ! », slogan où se cassait la voix la com incarnée du « capitalisme en marche ». Celle de la Compagnie entend « l’écho de l’écosystème ». Suffit-il d’augmenter le débit pour que tout aille mieux ? À « l’utopie d’un "grand Rhône", tournant dans les têtes, en boucle, comme une toupie », Domerg oppose une « nature repoussée sur ses marges, de plus en plus marginale ». À la poésie comme au fleuve, il refuse « le devenir carte-postale de chaque site décérébro-épinalisé ».