Rosset La notion de réalité par François Huglo

Les Parutions

10 sept.
2024

Rosset La notion de réalité par François Huglo

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Rosset La notion de réalité

 

 

            Comment dire « la joie de publier Clément Rosset », le « plaisir » de le lire ? Par un portrait en quelques mots, signalant immédiatement son incongruité à l’éditrice qui le découvrait : sa chemise à carreaux face à la tenue d’André Comte-Sponville, « plus conforme à son statut ». La collection Inactuels / Intempestifs de Louise Bottu accueille le philosophe intempestif du réel. Mieux : le philosophe du réel intempestif. Inactuel (au sens nietzschéen) par cela même. Celui qui persiste, incongruité là encore, « dans son approbation tranquille, ferme et définitive, du réel, son approbation et sa joie, sa joie malgré tout ». Bref et peu connu, l’article La notion de réalité, extrait de L’Univers philosophique, publié dans l’Encyclopédie philosophique Universelle, est « un condensé du thème que Clément Rosset aura approfondi sa vie durant ».

 

            Frédéric Schiffter rappelle que des « esprits doctes » ont jugé « trop légers » en 1978 Le Réel, traité de l’Idiotie (Minuit) et en 1985 Le Réel et son double (Gallimard) « parce qu’ils n’approfondissaient pas au préalable le concept de réel ». Renvoyant à « toutes les choses (du latin res) qui existent ou se produisent de facto », le réel est, pour Rosset, « toujours idiot (du grec idiotes qui signifie "simple", "particulier", "unique"), si bien que ce n’est que par des exemples précis qu’on peut en saisir l’insistante omniprésence ». Aucune différence, pour lui, entre les notions de réel et de réalité. Nous avons tendance à goûter la réalité de ce qui nous fait plaisir, et à désirer, quand nous souffrons, « une autre réalité que celle-ci dont le tort est d’être réelle ». Rosset tourne le dos à « toute une tradition philosophique » qui « a négligé la réalité comme rapport humain sensible au monde », pour « orienter notre regard vers l’Irréalité ». Platon, Hegel, Heidegger : autant, dirait Montaigne cher à Rosset, de « poètes sophistiqués ».

 

            Rosset salue les intempestifs, « quelques penseurs isolés, tels par exemple Lucrèce, Spinoza ou Nietzsche, tels aussi Montaigne et les philosophes nominalistes (Abélard et Occam) », que « la notion de réalité » aura intéressés. Elle ne figure pas au programme des baccalauréats français, où elle paraîtrait aussi déplacée que, venant s’intercaler « entre les notions de raison et de liberté, celles de pot-au-feu ou de fromage ». On se méfie d’elle comme d’une somme, contradictoire et jamais close, d’observations, et plus généralement comme d’une esclave et victime des sens qui, vieille « litanie », nous trompent. On la trouve « trop mystérieuse » (inconnaissable), et « pas assez » (« trop banale pour être intéressante »). Rosset se propose, au contraire, d’établir que « l’obscurité de la notion » ne vient pas de nous (relativité des points de vue, défaillances de la perception), mais « de la constitution singulière de la réalité elle-même ». À la pensée de son « insuffisance intrinsèque », il oppose, « en souvenir de Leibniz et de son célèbre "principe de raison suffisante", le principe de réalité suffisante ».

 

            Le réel se refuse au recul spatio-temporel, qui pour les Grecs définissait « à la fois l’idée de l’étude et celle du loisir ». La pensée est « prise de court » par une réalité « nécessairement » déconcertante, procurant un bonheur que Nietzsche, à propos de Carmen de Bizet, qualifiait de « bref, soudain, sans pardon ». L’expérience de la réalité (ou de la vie) ressemble à la « connaissance des vins » : ce « savoir » est « jour après jour plus certain de son caractère fugace et éprouvant (c’est-à-dire probatoire et décisif) ». Le réel est « la seule chose au monde à laquelle on ne s’habitue jamais ». L’esprit humain s’accommode plus facilement « des choses qui n’existent pas ». Platon et ceux qu’il inspire, « dont Kierkegaard », font de « la répétition de l’imprévisible » une ennuyeuse « répétition du même ». Lucrèce leur répond : « Mais non, tout est nouveau dans ce monde, tout est récent ». La réalité est « ce dont on ne percevra jamais aucun double (sinon par le biais du fantasme et de l’illusion) », une idiotie : « singularité sans réplique », objet « de déconvenue », voire « inconvenant ».

 

            Ceux qui dénigrent un réel « insuffisant et insatisfaisant » lui préfèrent « une autre réalité, plus réelle que toute réalité effectivement perçue ». Éric Weil : « Ce qui se donne immédiatement n’est pas le réel ». De même, Platon oppose sensible à intelligible, Hegel réalité rationnelle à réalité empirique, Heidegger être à étant, Lacan et Derrida « l’ordre du symbolique » à « celui du réel ». Baudrillard va jusqu’à affirmer : « le réel n’a jamais intéressé personne ». Le « rejet de la réalité » manifesté jadis par Breton ou Éluard n’est pas « le comble de l’originalité et de l’insolence, mais bien un ralliement, aussi bruyant qu’inconscient, à la sensibilité la plus commune ».

 

            Pour Rosset et autres originaux, la réalité, même insaisissable et éphémère, même sans rime ni raison, sans alternative ni compromis, est « la seule qui soit », et « a de quoi suffire au bonheur des hommes », à « un amour aveugle de la vie, joint à un savoir assuré de son caractère tragique parce qu’irrémédiable ». Le principe de réalité suffisante constitue « la clé de voûte » des philosophies « de Lucrèce, de Spinoza (qui assimile dans l’Ethique, l’idée de réalité à elle de perfection), enfin de Nietzsche » qui écrivait dans Le Crépuscule des idoles : « Les signes distinctifs que l’on attribue à l’"être vrai" des choses sont les signes distinctifs du non être, du néant. On a édifié le « monde vrai », en prenant le contre-pied du monde réel : c’est en fait un monde d’apparence, dans la mesure où c’est une illusion d’optique et de morale. (…) Fabuler d’un autre monde que le nôtre n’a aucun sens, à moins de supposer qu’un instinct de dénigrement, de dépréciation et de suspicion à l’encontre de la vie ne l’emporte en nous ». Complétons cette citation par deux autres, légèrement modifiées. Leibniz : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, puisqu’il n’y en a pas d’autre ». Spinoza : « Dieu, c’est-à-dire le réel, est idiot ». Et à Rosset qui passe aisément de Schopenhauer à Hergé, ainsi qu’à Frédéric Schiffter et à Louise Bottu, dédicaçons deux chansons de Trenet : « Tout me sourit » et « Je suis toujours content ».

 

 

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