SANS d'Anne-Marie Jeanjean par François Huglo
Chaque livre d’Anne-Marie Jeanjean trouve sa voie, si aventureuse qu’on s’y perdrait si elle ne semait pas des indices, comme tout « bon » auteur de polar, mais on en est loin. « Poésie », précise la couverture. Poésie « sans » (c’est le titre). « Brise-lames » (c’est le sous-titre). Sans cette « poisse affective » dont « business business » utilise le « merveilleux liant ». Varlam Chalamov, qui hante ce recueil, se disait « irradié » par la poésie : « Je vais sans peur dans les ténèbres ». Né en 1907, emprisonné ou déporté de 1928 à 1956, il est mort en 1982, aveugle et sourd, dans un hôpital psychiatrique de Moscou. (Cahiers de la Kolyma et autres poèmes de Varlam Chalamov). On pense à des nouvelles réduites à leur squelette, à leurs nerfs, ou à « l’écorché du Dr. Fragonard » : « images violentes » ou « injonctions » et « interrogations insistantes » évoquées, selon Christian Cavaillé, avec « une sorte d’indifférence à la fois absentée, attentive et combative ». Ou à « l’idéogramme brillant » tracé par « le pinceau du calligraphe ». À une toile de Krochka : « linéaire frontière devenue épaisseur : sombre fracture qui se soulève (…) Danger à apprivoiser, à détecter ». À ce qui « tout en pression » jaillit en geyser : « plus fort que la mort c’est ça l’écriture la calligraphie la calliécriture à la pointe (…) de la plume même sans plume – du pinceau même sans pinceau – juste dans les yeux – tout prêt – d’abord un flash – puis la trace – là – soudain prête ».
Trois « moissons de ténèbres » précèdent les sections « ne pas » et « la marionnette ». Plutôt qu’aux liturgiques « leçons de ténèbres », « moisson » est ici lié à « rançon ». Des jeunes filles « portent avec dévotion des paniers remplis » de « cheveux fins d’un blond doré », moisson et « ex-voto de l’année », qui seront bénis : « moisson ou rançon ? ». Rançon : « M mon double en petite fille » et « ma presque sœur, la si violente s’est suicidée dans la semaine qui a suivi la mort de sa grand-mère ». Missels passant de main en main, « cantiques en langues slaves ». Autres ( ?) rançons : « les riches maris "offraient les femmes à Dieu "lorsqu’ILS voulaient s’en débarrasser ».
Aux mots du père (« IL y en a trop, ils bourdonnent dans ma tête ») sont préférés les mots de la mère, « parce qu’ils sont nus, simples, sans bruit ». Ce sont « des phrases comme : "ça ne t’empêchera pas de te marier " lorsque je me suis brûlé le visage sur le poêle, …ou bien "elle se mariera, ce n’est pas grave" lorsque j’ai collé et recollé à mes examens… c’est des mots nus, tellement nus qu’ils laissent voir… humm… ne sais pas ». L’histoire des « femmes mutilées / endeuillées / des enfants tués » est celle des « multiples et impalpables prisons – murs invisibles – où ELLES vont déchirer leurs voix silencieuses ». L’histoire des hommes ? « Ils se poseront en héros – racontant leurs faits d’armes – une fois de plus tissant l’histoire de mensonges qu’ils finiront par croire et faire croire ». La narratrice, un « je » conjugué à la troisième personne, déteste les héros. Même si (et parce que) « les héros sont des miroirs. Il faut des héros pour le peuple ».
Des biographèmes (à 5-6 ans, à 7 ans, à 12 ans) sont assemblés à des fragments de rêves. « J’avance un mot : "puzzle". Chacun a le sien. Les rêves sont dedans. Les rêves et tout le reste. Mais qu’est-ce que le reste ? C’est écrire ? ». Samouraï ricane : « inutile de calculer ! Tu te feras AVOIR quand même ». Mais « se faire AVOIR par quoi ? Par le puzzle ? ». Et quand Samouraï lance : « comme d’habitude tu rêves ! Il faudrait bien que tu regardes la réalité en face ! », (je) réplique (en pensée) : « il a une peau de rhinocéros autour du cerveau, et moi une aile de papillon. / La différence est là. Tous les hommes ont-ils une peau de rhinocéros dans le cerveau ? ».
Aucun espoir, vraiment, dans le « LIEN AU MASCULIN père – frère – mari – amant – ami - copain » ? Samouraï lie liens et lienceul : « tu le veux blanc ou noir ? ». À la « condamnation muette, implicite et implacable de votre existence », la fuite est la « seule solution ». Ou, à « coups de ciseaux, de cutter, de déchirements intempestifs », ouvrir « cette parole enveloppante, capturante, ligotante, mutilante, phagocytante… qui instille au long de toute une vie à dose homéopathique un poison anesthésiant sans que personne ne s’en doute… mais sans le combat contre cette parole, est-ce que réellement (j’)existe ? ».
Une noueuse apparition de Chalamov confirme en grommelant : « des héros de merde et de carton-pâte. Il faut déboulonner les statues qu’on a dans la tête ». Et « dans un petit rire de gorge », il ajoute : « je vais te dire mon secret… tu sais j’ai des oiseaux plein la tête, je suis le maître du temps ».