Sans place d'Antoine Emaz / Je s'en va de James Sacré par François Huglo
La disparition d’Antoine Emaz charge d’ironie (cruelle ou sereine, selon) le double titre de son livre en duo avec James Sacré. On pense à deux chaises vides, chacun des deux poètes la quittant, ne pouvant y trouver sa place. Elles l’occupent, pourtant, n’ont cessé d’être interchangeables comme celles de tout auteur et de son lecteur. « Disparition illocutoire », disait Mallarmé. D’écrire ces deux mots, il disparaissait et apparaissait à la place qu’il leur cédait, qu’il nous cède.
Il s’agit bien d’un duo. On ne lira pas successivement les recueils qui se font vis-à-vis mais simultanément, poème par poème, vers par vers, mot par mot. Ils ne dialoguent pas, ne chantent pas à l’unisson, mais l’un en contrepoint de l’autre. On verra leur soudure toujours « en cours » (tant que des lecteurs la continuent). Emaz la voit avec des sons : écoutons les vers « ligne qui boursoufle / floue ». La frontière entre corps (œil) et monde extérieur (atmosphère) s’embue : « turbulence d’air et d’eau / loin / peu nette mais / limite d’œil ». Sacré transporte cette limite dans le temps : « Entre un flou de souvenirs / Et l’insaisissable présent (…) ». Et entre le corps et sa disparition progressive : « (…) le vivant / De moins en moins net./ Le corps / Ne s’y retrouve plus, / Mais s’éprouve —en diminuant ».
Les poèmes se font miroir, nous font miroir. Emaz : « on est là aussi / assis / (…) pour rien / sans fin », comme la lumière et l’eau qui roule, le panta qui rei d’Héraclite. Comme nous qui lisons. Sacré : « On reste longtemps devant le papier blanc. / Des poèmes d’Antoine Emaz sont à côté ; / (…) / Du sens s’épuise / À répéter qu’il est peu de sens ». À la racine de l’immense arborescence des effets et des causes, cet absurde miracle.
Emaz perçoit un décalage entre paysage et corps : « le même air et pas / le même rythme et du coup / décalé ». Il le compare à des nuages, à des bateaux, à un sillage, « vague parmi les vagues ». Sacré retient les bateaux, qui deviennent des « Barques photographiées souvent, comme si toi / Tu voulais les emporter ». Du corps et du paysage, chacun veut contenir l’autre. « Chaque pays ramassé comme / Dans la main de ses barques ». Mais comme Emaz, Sacré voit l’effacement : « Tu n’emportes rien / Tu regardes : peu à peu la couleur des photos s’efface ».
La sensation de l’écoulement du temps est à la fois sentiment de l’existence (Rousseau) et épreuve de sa perte. Emaz : « ce qui se perd ici / ce n’est pas du vivant / ou du mort / seulement du temps / pour personne ». Sacré : « Ni le vivant ni la mort / Ne sont réponse au silence // L’énigme est un autre nom / Pour ne pas dire ce qu’est le temps ». L’énigme (absurde miracle) est figurée par la tautologie. Emaz : « Bleu rien sauf bleu ». Sacré : « Le poème / N’est que le bleu du bleu / Que le bruit du bruit que font les mots : // Le trou noir du poème ». Emaz : calme du soir après « un remous de peu / une agitation vaine ». Sacré : « Le calme étrange et sans réponse / De la solitude et du désarroi ». Joie d’Emaz face au « rire silencieux de la lumière », à « un enfant seul dans le matin / sans poids ». Sacré témoin de cette joie : « Comme un respir du temps : / Si de l’enfance a brillé ? ». Le « on » d’Emaz (« (…) on finit par partir // sans place / dans trop grand ») emporte-t-il le « je » de Sacré (« Si "je"passe en s’en allant / Du vivant à quelle nuit plus grande ? »). Ils s’échangent.
Deux parallèles se rejoignent à l’infini, mais souvent. Il n’y a pas d’amitié, il n’y a que des exercices d’amitié. À chaque lecteur de les poursuivre.