Sentinelle de Dominique Dou par François Huglo
Le lecteur vient trop tard, n’a plus qu’à s’incliner, la cause est entendue en haut lieu. « 2011- Paris 19 septembre. Donné à lire Muter dit-elle à M. qui dit que c’est formidable (…) 2012- Paris 2 janvier. Reçu message de C. à propos de la Mutation : "très beau et très important" dit-elle. 4 janvier. Reçu lettre de Grandmont sur mon travail. "On attend de toi ce très Haut langage" et encore "j’ai tout à fait confiance dans ta poésie Dominique Dou". Alors… (…) Payré 12 août. La Mutation est comme le Bagdad : un récitatif à Haute voix, un récitatif de Haut langage. (…) 2013 Paris 25 avril. Hier matin coup de fil formidable de l’éditrice (…) 5 mai. Je ne sais pas pourquoi quelque chose repose sur mes épaules, une responsabilité, une mission. (…) 12 mai. Entretien avec Steiner dans « Le Monde des livres » (…) il évoque Benjamin (…) Cela me rappelle ce que je disais à l’éditrice au téléphone —j’ai tout mon temps. (…) Paris 5 septembre. M. a lu la Mutation —dit que c’est puissant —un flux un rythme (…). 25 octobre. O. vient de lire la Mutation qu’il avait emporté le 3 —il m’appelle, dit que c’est très fort (…), il dit que c’est un "vrai poème", il parle d’élégance (…) 6 novembre. (…) je ne cherche pas le salut mais la gloire ». 2014- 21 février, après changement du titre de la Mutation, « Appel de Jean-Pierre hier soir me disant des choses si élogieuses sur le Sentinelle, plus profond et plus ouvert, plus affirmé encore selon lui, que c’en est réconfortant tellement c’est hénaurme. Il dit que c’est un "monologue extérieur". 1er décembre. Téléphone de l’éditrice au sujet de Sentinelle, enthousiaste et plus que ça. 10 décembre. Coup de fil de l’éditrice qui prend le Sentinelle si les éditions V. ne le prennent pas. On se m’arrache ! ».
Cette autopromotion par arguments d’autorité interposés nous mène à la page 36 d’un livre qui en compte 100, mais elle n’est pas finie. Après Jean-Pierre (Faye), cité dès la première page des Carnets, après Grandmont (Dominique), voici la préface de Bernard Stiegler, qui lui-même en appelle à l’autorité d’une chaire toute dévouée à l’autorité d’un Führer et enfermée dans la forteresse d’une langue (cf Georges-Arthur Goldschmidt ; Heidegger et la langue allemande, Ed. du CNRS. Et la volumineuse biographie de Guillaume Payen, éditions Perrin). Le lexique allemand comme bunker de l’Être, s’annexant le lexique grec et la Grèce de Hölderlin ? Le ça de Groddeck et de Freud relie et traverse les générations, « et en cela, ça ressemble à "l’être" mais ça n’est pas ça », écrit Stiegler. Peut-être parce que Freud (comme Nietzsche, comme Marx) échappe à cet autisme linguistique. S’interrogeant sur les mutations techniques et biotechniques (oui, ça mute, ça mute, Héraclite le disait déjà), Stiegler demande : « Comment préférer ce devenir-là à l’être-là ? ». La question ne se pose que dans la langue où il y a de l’être, de l’étant et de l’être là. Dominique Dou écrivait dans ses Carnets : « Je tente désespérément de comprendre Heidegger ». Pourquoi cette culpabilité, cette foi, cette servitude volontaire ? Et comment s’étonner, dans ces conditions, de la question posée, à la fin du poème qui suivra, par « la dernière de (son) espèce » (comme si nous autres, tous les autres, n’étions déjà plus des hommes, avions tous muté, transhumé dans le transhumain) : « comment faire / pour ne pas être réactionnaire » ?
« Nous ne parlons même plus de retrait du divin, même si dieu meurt de plus en plus », écrivait Stiegler avant de s’attarder sur le Es gibt heideggerien. « Même si dieu meurt de plus en plus », lit-on en effet dans le poème Sentinelle qui commence (enfin ?) p. 53. Quel dieu ? Celui des monothéismes se porte bien, a sa ration de sang, merci pour lui, et celui de Spinoza ne peut ni mourir, ni se retirer. Si la « tolérance » est « flemme intellectuelle », y aurait-il plus de courage dans le fanatisme (rarement intellectuel, lui) ? « Toute démocratie est un désert culturel aujourd’hui », lisait-on dans les Carnets. Mais les non-démocraties ?
Pour Dominique Dou, « la langue de tous » n’est « pas une langue mais babil », car « personne n’a de voix à soi ». Sauf, peut-être, elle-même et « Hannah » (Arendt), « Paul » (Celan), « Thomas » (Bernhard), qui viennent rejoindre Jean-Pierre et Bernard sur les plus hautes branches du poème et de la parole : « car le poème pense (…) pour nous le poème ne mute pas (…) la mutation serait : se voir loin —en mieux par le poème qui n’a pas d’âge ». Dominique Dou est « appelée par le Haut langage du milieu ». Le poème ? Quel poème ? Puisant à quelle éternelle poésie ? Pour changer (pour muter), un peu de langue basse : « Avec moi, pour ne jamais entrer en poésie comme on entre en religion » (Jean-Pierre Verheggen, Ridiculum vitae).