Sonatines de deuil de Hubert Lucot par François Huglo
A.M. disparue, le temps retrouvé. Cousant de menues notations, « d’infimes circonstances » amenant « subrepticement à prononcer » son prénom, ce journal du deuil est un « Grand Roman », une « Grande Illumination », une robe de temps. Ce Requiem est un Magnificat. Rencontrée en 1955 au sanatorium, épousée en 1958, déclarée, « verdict de mort », atteinte d’un cancer du pancréas en 2010 —« notre cancer »—, A.M. est morte dans une unité de soins palliatifs en 2012, ses cendres sont disséminées dans l’Océan. « A.M. nous a quittés ? C’est moi qui ai quitté A.M. s’arrêtant, je continue de foncer dans le Cosmos». La fleur se détache du pétale, de son ataraxie, et non l’inverse. Quel corps s’est envolé des sandales ? La réminiscence est une efflorescence, un fondu-enchaîné, une porte qui s’ouvre, illuminant et rafraîchissant un couloir syntaxique : « Sous l’escalier de la mezzanine reposent les sandales de plage d’A.M., fraîches en la fraîcheur de son pied envolé dans la mort dont la nudité amorçait sa nudité sur notre couche à Soulac-sur-Mer ; ainsi naissait une sieste érotique ». La réminiscence, « richesse », pas la nostalgie, « misère ». « La réminiscence enrichit et explique le présent, la nostalgie vise à l’annuler ».
Apprendre à mourir, c’est ici philosopher hors concepts (comme on dirait hors piste), à même le corps et la sensation, avec un grain balzacien, des couleurs stendhaliennes, et des noms de lieux millésimés qu’enveloppent des atmosphères proustiennes (le côté Balbec de Soulac). L’évidence « Je pense A.M. alors qu’elle ne me pense pas » se retourne en « Son retrait me pense, me condamne ». Tout Montaigne (Les Essais) sort du deuil de La Boëtie, tout Platon de celui de Socrate. La lumière qui se lève de l’étendue renvoie à « un être antique, philosophique et sensuel, qu’ignore la sinistre idéologie judéo-chrétienne ». Un « panthéisme spontané » n’a « cessé d’avancer sur la voie de la sensation ». Issue, mais détachée d’un instant ponctuel, cette voie est celle de son déploiement par et dans le langage. Elle mène à un livre : sa couverture comme pierre tombale. Le deuil d’A.M. par H.L. est aussi le deuil de H.L. par A.M. —et sa preuve par A.M. À la « réminiscence polydactyle », le monde offre un clavier de « touches A.M. ».
L’élément —« le génie d’A.M. »— dans lequel la réminiscence déploie ses figures, est liquide, ontologique plus que réaliste : la proximité fragile établie par Jane Eyre entre H.L. et sa petite nièce éprouve soudain par surprise « l’irréalité de toute réalité ». A.M. est une essence. Face à ses jupes à donner, « je ressens l’essence d’A.M. les habillant de l’intérieur et la main polissonne de H. selon Zina se glisser sous elles depuis les chevilles ». A.M. est une substance, semblable aux catégories d’Aristote et de Kant, ou aux cellules olfactives : les réminiscences sont ses « capteurs ». « Alors que je m’assois, le mot PROXIMITÉ désigne à merveille une des présences de l’absente », jadis continue, maintenant « décousue », décomposée mais recomposée, comme par les touches d’un Cézanne : solide liquidité de la lumière, de l’être et du temps retrouvé par contigüités sur un même plan, tableau, Graphe, ou écran. « Adolescent, j’ai vécu dans la caverne de Platon —dont le fond est un écran de cinéma ». Contigüités toujours entre vifs : « Soudain je prends conscience que je dialogue avec moi comme je le faisais avec Jean-Claude Montel », même s’il vient de mourir. Mais relu au téléphone, « Jean-Claude parlait par ma voix ». Entre « des concrets » s’enchaînent des « TENSIONS » : le texte est aussi musical, d’où le titre.
Absolu du néant, relativité de l’être, « car le temps de l’Univers est fini » ? Certes, « il est étrange d’être. L’état le plus normal est le néant ». Mais une sorte de preuve ontologique maintient A.M. du côté de l’être : « comment un être qui est tant peut-il ne pas être ? ». Quant à l’être-temps du narrateur, il n’est pas travelling, mais « décor homogène ». Deux « miracles de la lumière » peuvent lui suffire. Et la beauté demeure.
A.M. a fait face à la mort, attendue pendant deux ans. La réflexion de H.L. « ne s’étend pas en pleurnicheries ». Le rappel de sa « jeune union à A.M. » lui « fait oublier l’embarras bronchique qui dégrade chacun de (ses) souffles ». À la veuve qui profère « Nous ne vivons plus, nous n’avons que des souvenirs », il réplique vigoureusement « Vivre c’est se souvenir ».