Tantôt, tantôt, tantôt de Virginie Poitrasson par François Huglo
Au commencement était la peur, pas le verbe qui ne vint qu’après, pour la conjurer, et qui n’est pas la lumière véritable : « Les mots servent à mesurer l’épaisseur de l’obscurité (…) mais n’éclairent pas mieux que le feu. (…) Il y a ici-bas de l’inapprivoisé, un espace de pure sauvagerie que même les mots ne captivent ni ne capturent vraiment ». Virginie Poitrasson tente quand même de mettre la peur en mots, qui prennent les trois « aspects » de la « ritournelle » selon Deleuze et Guattari cités en exergue : « tantôt » en fixant dans l’ « immense trou noir » un « point fragile comme un centre », « tantôt » en organisant autour du point une « allure » qui fait de lui « un chez-soi », « tantôt » en greffant « une échappée sur cette allure, hors du trou noir ».
La « terreur » est « notre plus vieil ancêtre », éprouvée par les chasseurs-cueilleurs voués à l’exploration en forêt. Quand Dante se retrouve « par une forêt obscure / car la voie droite était perdue », cette « forêt féroce et âpre et forte (…) ranime la peur dans la pensée ! ». Elle perd les confins, ou les franchit. « Le paysage n’est pas devant nous. Nous en sommes la suite continue (…) liée par toutes nos extrémités à l’humidité touffue et respirée. Enchaînement d’organismes doubles, proie et prédateur ». Ainsi, « cœur de cerf visqueux entre les crocs, je suis cette meute qui dépouille ». Il faut, « sans les mots (…) Savoir aboyer à ce qui advient. (…) Devenir chien (…) Être encore et toujours catastrophiquement ici-bas. (…) Décliner l’identité de chaque arbre l’une après l’autre. Être chlorophylle ».
Le langage nous déploie vers l’extérieur. Mais « de l’autre côté », sur son « versant interne », demeure « un avant-goût de la mort ». Quand « une poignée d’humus remplira nos bouches », un « nouveau temps s’ouvrira (…). Hors nous ». Toujours « à l’intérieur de la catastrophe, (…) confinée dans son espace (…) mouvant sans frontières ni repères », dans cette « zone d’inconfort permanent », je suis aspiré(e) par « le vide ». « Chaque vie converge vers un centre », comme les rayons formant une roue dont le « vide central » permet « l’utilisation du char ». Et « Toute notre vie tend à cela : l’occupation du vide ». Dans la peur, dont Virginie Poitrasson observe la physiologie, « les forces vitales sont comme suspendues dans leur développement, elles se retirent vers les organes intérieurs avec une précipitation qui peut devenir mortelle ». La peur est « une des stratégies de survie de l’espèce ». Son processus « est semblable chez l’homme et la souris ».
On pense à l’anthropologue Nastassja Martin franchissant, dans Les parentés inhumaines de Françoise Clédat, les frontières entre l’humain et l’animal, la vie et la mort, dans son face à face, devenu corps à corps, avec un ours, quand Virginie Poitrasson écrit : « La terreur n’est rien d’autre que ce va-et-vient entre les visages // Et pouvoir la raconter, / c’est en être revenu, / (…) // Toute histoire commence toujours / par un face-à-face. // Tout est question de distance ». Plus loin : « Je me sens au bord… devant… en face de… vis-à-vis de… en regard de… face à … sans intermédiaire… sans nom… directement (…) ouverte… je suis pétrifiée ».
Si le face-à-face avec l’innommable échappe au langage qui tente de le cerner, la forme de « la terreur » est « tout le visible », un « visible venu de l’arrière de la tête, déplié dans l’air », qu’épousent (depuis ce que conjuraient les parois des cavernes) les arts visuels. On songe à Bacon : « Tout visage est la face d’un instant, d’un instant qui étire les traits à l’infini ». À Munch : « je crie bouche déployée ». Au Triomphe de la Mort de Brueghel l’Ancien : « avec le temps qui court, au galop, échevelé d’effroi, puis ces visages se déploient les uns au-dessus des autres, les yeux en creux, synonymes d’incandescence ou parfois d’absence ». À Goya (passim). Au Picasso de Guernica : « La lumière suit une ligne brisée. Celle de nos effrois ». À Dali : « les heures, elles, continuent de s’agglutiner ». Ces peintres ne sont pas cités, Hitchcock l’est, à travers « les paroles de la Storms Clouds cantata créée pour » lui : « Et la panique saisit toutes les créatures ailées / de la jungle ». Et une allusion à La mort aux trousses : « nous filerions (…) sans aucune menace sur le mont Rushmore ». La bande dessinée, les contes illustrés, pourraient trouver leur place sur la « carte du pays d’Effroi », qui parodie celle du Tendre et délimite « un territoire d’enfance ». Yoga ou chant ouvrent le « corps aux appuis respirés » qui font de la mélodie « un saut chanté risquant à tout instant la dislocation ».
À ceux qui s’interrogent sur les « chiens noirs de la prose » à qui Victor Hugo a jeté « le vers noble », Virginie Poitrasson répond : « Notre inconscient est un chien noir. // Il est là, il a toujours été là, / assis, couché, alerte, oreilles tendues, / vers moi implacablement, // (…) // (il) plonge dans le sous-sol sa truffe aux odeurs de sang et de pourriture ». Ce « chien noir enfoui en moi / (…) est tout autant / toi que moi ». L’homme est-il pour l’homme un dieu, un loup, ou un chien noir ? Tantôt, tantôt, tantôt.