Théo a soldier de Jean-Louis Rambour par François Huglo
Une version bilingue du Théo de Jean-Louis Rambour s’imposait. Sur les 1 331 000 morts de la bataille de la Somme, 341 000 sont français, 453 000 britanniques, et 537 000 allemands (à quand une version allemande ?). Ces nombres restent abstraits :
« (…) dans tout ça, ce qui me fascine, ce sont
les trois zéros que j’ai placés là comme une évidence
tout de suite trois zéros, le compte rond
alors que j’aurais tant voulu, moi,
qu’il ne soit pas rond, le compte, que ça nous fasse un 999,
une sorte de prix pour attrape-nigaud
quelque chose à quoi il manque une unité :
TOI »
TOI, c’est le grand-père de Jean-Louis Rambour, celui en qui la Grande Guerre et la Grande Histoire s’incarnent : un petit d’homme, un être humain, un détail de l’histoire.
« D’ailleurs l’acte de décès a été dressé
sur le témoignage de deux autres caporaux
"par Alfred Henri Froidure, lieutenant chargé des détails
Du 272ème R.I." »
La mort de Théo n’est qu’un détail. Sa libération définitive du service militaire n’était-elle pas programmée : 01.09.30 ? Il est mort le 15 mai 1916. Par inadvertance, « veuillez l’excuser ». La guerre ne tue que par accident, dommage collatéral. Quelle connerie, le détail (l’être humain) !
À la majuscule illusoire et criminelle de l’Histoire s’oppose pourtant la minuscule existentielle du roman familial qui, de génération en génération, l’incarne. Le petit-fils pourrait être le père de son grand-père mort à Verdun à 33 ans. « Il fait partie de tous ces morts qui sont nos enfants, sans visage et sans paix. Sauf que depuis le livre de Jean-Louis Rambour, ces millions de morts portent son nom : Théo » (Guy Ferdinande, texte cité en 4ème de couverture).
Des vivants parlent aux vivants, le jeune grand-père et le vieillissant petit-fils s’entretiennent à travers des détails. Le détail, c’est le médium.
Il y a « le monument aux morts du village » : sur l’obélisque, pas la place pour le prénom entier. C’est ainsi que Théophile devient Théo.
Il y a la « circulaire » pliée en huit pour entrer dans un portefeuille, signée du Colonel commandant Letellier :
« Caporal brave et courageux
tué à son poste de combat le 15 mai 1916
au Bois Bouchot, croix de guerre avec ëtoile de bronze »
Tréma sur le e : « trous que laisse la médaille une fois fichée dans un tissu » ? Mais les deux taches d’encre dans les deux o de « Bois Bouchot » comme dans ceux de « Caporal » et de « poste », les L effacés ? Aucune métaphore, pas plus de signification que la mort et la vie : détails.
Il y a la photo faite au
« PORTRAIT MODERNE
Bertrand 96-98 rue St Dominique Paris
Médaille d’or –Paris 1913 »
et la ressemblance entre le grand-père Théo et le fils François.
Il y a les « on dit », la légende familiale. « On m’a dit que tu étais fort », et les images dans le sillage des syllabes : la moisson, la sœur lancée haut, récupérée dans les bras, les cris « Théo Théo », déjà « l’odeur du blé fauché sous le soleil ».
Il y a l’invocation à la Sainte Croix :
« Vous y avez cru, Marie et Théo.
À coup sûr, vous y avez cru. Après tout,
vous n’aviez plus que cette petite chose secrète, intime, fragile
contre l’énorme machine qui s’était abattue sur vous »
Nous, Jean-Louis Rambour et son lecteur, son auditeur, sommes cette « petite chose secrète, intime, fragile ». L’ « énorme machine » : faut-il faire un dessin ? Plusieurs ?