Toute la lire cahier n°4 par François Huglo
« Plans d’évasions nocturnes » dessinés et calligraphiés par Frédérique Guétat-Liviani, plans photographiques extraits ou non de films, et plans imprimés, composent le quatrième cahier, jaune coucou (Christian Désagulier nous suggèrera que lire, c’est « couvrir et puis couver ») de Toute la lire, revue de « poégraphie » où dialoguent poésie visuelle et arts visuels. Ainsi, Jean Daive conjugue, chez Georges Braque, « l’instant » et « l’idée », dans l’évidence d’une question : « comment s’impose la fonction d’objet de connaissance ». La réponse, « par la construction », peut rappeler Merleau-Ponty. Braque lui-même parle de « la chose même », et surtout de rapports entre les choses, effaçant l’idée par le tableau, ses « variations de texture », son « champ aperceptif », sa « syntaxe autre », l’essentiel n’étant « plus le modèle théâtral mais l’énergie optique et spatiale qui se condense dans la forme », en un « devenir hallucinatoire » du corps métaphorique, dont Jean Daive interroge photographiquement les lieux témoins au jardin de Georges Braque à Varangeville.
Le prénom et le nom de Patrick Beurard-Valdoye le prédisposent à trouver « Beuys et Joyce dans le cerveau d’une Europe beurrée ». Patrick de la Beurrerie est « bien décidé à devenir poète », et les Irlandais sont « gens de beurre autant que gens de tourbe ». Beuys invente « le fil à couper le beurre » et « toute une décharge énergétique expensée du colporteur de langue ». Pour « Paddy de la Beurrerie à l’Ouest » rayonne une lumière qui « ne vient plus que de l’est ».
Jacques Sicard voit en Nicholas Ray, « cinéaste supérieurement classique », un « poème ». L’écriture est son « vrai sujet », la forme « l’unique sujet de certains films ». Pour lui, « écrire n’est pas maçonner. L’écriture est une roulotte, une roulette, une follette ». Et revoilà Joyce, quand Ray meurt en 1979, « étranglé par un rond de fumée » —un « bloom ».
Pour Öyvind Fahlström, « machiniste des images » selon Pierre Brullé, l’art est « une manière d’expérimenter une fusion du "plaisir" et d’un aperçu en profondeur sur les réalités du Monde », la technique étant, comme l’écrira Rauschenberg, « aussi bien ce qui est produit que ce qui se produit ». Son jeu ne part pas des théories stratégiques, mais des techniques de composition de John Cage, Timoty Leary et Éric Berne, qui misent sur la sérendipité. Il s’agit de « remplacer la psychologie de l’homme par l’obsession lyrique de la matière ». D’un « mélange de figures et d’écriture », il en arrive à une « peinture d’histoires » et se considère « comme un témoin plutôt que comme un éducateur ». Il voit dans la juxtaposition de la scène de torture qui « a lieu en coulisse dans Tosca », et de la musique de Puccini qui continue, un « paradoxe dans l’art de tous les temps ».
Comment, demande Élisabeth Richard-Berthall dans son poème OVNI Beograd, « tenir entre ses doigts / un globe de terre / parfaitement / rond // Alors qu’il ne sera jamais / équilibré, ni facile / à manipuler » ? Finalement, « c’est la mort / comme un grand ravin entre oui et non / qui occupait le plus d’espace / dans / votre / imagination ». Nathalie Léger-Cresson poursuit des « Ziiinsectes Trizintelligents » dans leur « dévoration de textes en papier et monuments de pierre ». Dans sa comédie en un acte « L’île phosphorescente ou Ce que devient la voix poétique », publié en Argentine et traduit en français par l’auteure, Roxana Paez confronte l’âne à « la grande vague des Arrivistes », des « touristes que vomit le ferry » sur les « îles vendues aux grandes corporations flottantes », et cherche « une autre manière de penser le travail » dans la suspension ou le détournement de « la hiérarchie du temps ».
Cité par Frédéric Metz, Walter Benjamin compare les opinions à une huile injectée « en petites quantités sur des rivets et des joints secrets » (on appelle aujourd’hui ces gouttes des éléments de langage). Mais « parler de Hebel est difficile ; le recommander est inutile ; et le "servir" au peuple, comme on le voit faire, très critiquable ». Hebel est un moraliste casuiste. Les Lumières de ce contemporain du kantisme sont appliquées et matérielles. L’action est marchandage, ruse, présence d’esprit. « À rebours exact de l’Heimatliteratur, son almanach "pour les paysans" les replace "dans le plein milieu de l’univers" ». Benjamin dispute Hebel à Herman Burte, admiré par Heidegger et auteur d’une ode à Hitler. Quant à Kurt Tucholski, il recommande « beaucoup de Hebel », Kleist et Schopenhauer, « ça fait le ménage dans les coins ».
Miguel Ángel Petrecca oppose la Grande Pagode de Yang Lian, sa « quête des racines », à l’anti-héroïsme de celle de Han Dong, à « son attitude anti-culturelle et son ton sceptique », réduisant à « la littéralité banale du présent » la « langue de bois du Parti ». Les Feuilles volantes de Pascale Petit escaladent des « petites montagnes pour les mouches, comme / les verres à eau de la mer à boire ».
Christian Désagulier montre à Jean Daive des photos de son enfance extraites d’une exposition et coïncidant avec Monoritmica, mot trouvé en lisant Berg, Schönberg, et Stravinski. Pour Christian Désagulier, ce sont des photos « très puissantes » qui « dégagent quelque chose d’étrange ». Aura, dirait Benjamin ? Quant à Monoritmica, Daive y « transforme en langage algébrique tout ce qui lui fait signe, c'est-à-dire qu’il fait signe de tout ». Après « Chaque fois », texte écrit à Vérone par Jean-François Bory en été 1982, Christian Désagulier propose un « traité » ornithologique, botanique, entomologique, lexicographique et pongien, du coucou. Ponge est une fine guêpe « à l’errance méthodique, par essais et successives erreurs ». Ainsi, à la différence du cageot, du savon et du galet, « ni la figue, la crevette, ni l’oiseau ne sont des choses ». Des causes ? Entre lieu (l’écriture génétique) et logique, la parole fait « coucou ! ».