Tulipe blues d'Emmanuel Pinget par François Huglo

Les Parutions

05 sept.
2019

Tulipe blues d'Emmanuel Pinget par François Huglo

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On peut être neveu de Robert Pinget et publier chez Louise Bottu, qui doit son nom à la « grand-tante reviviscente » (mais au « sourire de petite fille ») de Monsieur Songe (Robert Pinget, Minuit, 1982), un récit du genre « tontons flingueurs » (bien que flingueuse, et plutôt genre « fiancée du pirate », il y ait), quelques répliques suffiront à en témoigner, à donner le ton :

« Il n’arrête pas de gesticuler et parle beaucoup. Quelque chose me dit que s’il se taisait, ce serait pas grave » - « Putain ça sent l’homme. L’homme de Néandertal ou d’une ère moins parfumée encore » - « C’est grâce à qui que t’es dehors ? Qui négocie serré tout en taquinant de la brigadière ? ». Difficile de ne pas se remémorer une scène fameuse du film en lisant : « Je lui répète qu’ils ont placé des tireurs d’élite un peu partout. Et qu’ils veulent s’entraîner avec nous, soi-disant ». Citons encore : « Talmone choisit une autre fréquence tout en me précisant que la radio, c’est pour les intellos qui pètent plus haut que leur cul ».

Intellos, les trois livreurs de tulipe bleue ne le sont pas plus que les pieds nickelés ou les Dalton. D’autres personnages les appelleront « les trois touristes », « les trois tocards », « les trois imbéciles », « trois clowns ». On pense aussi à Fernand Raynaud (« tonton, pourquoi tu tousses ? »), quand la police leur répond : « Celui qui a réglé son compte à Bouchard est un malin. Ce qui joue en votre faveur, mais on ne néglige aucune piste ». Ou au Trafic de Tati quand on visite le camion, pardon : semi-remorque, équipé d’une bassine jaune-« jacuzzi pour les routiers » et de « toilettes rétractables ».

Il y a quand même quelque chose de philosophique, plus précisément de zénonien, dans la construction du récit, qui peut être résumée par ce constat : « On roule comme la tortue du théorème, la moitié de la distance prévue ». Chaque épisode ajoute en effet à la division du trajet. Big & José : l’entreprise qui livre et qui ne livre pas. « L’acheteur attend vaillamment son produit, trépigne peut-être. José se fout de nous. Au mieux c’est une farce, au pire une embuscade. Il nous jette sur la route, il nous colle Bive, un aubergiste en forme de yack, puis un bossu, puis le hublot, puis des snipers un peu partout, et ensuite il faut récupérer le chargement dans un hangar ».

Et il y a quelque chose de politico-économico-social dans l’aliénation (il s’agit bien d’une histoire de fous) d’un travail dont le chef, le but et la logique se dérobent. En ces temps d’uberisation généralisée où fleurissent livreurs de pizzas et tulipes de Jeff Koons, comment ne pas éprouver ce « blues » ?

Bivorgne (Bive), le chauffeur-concierge-chancelier, joue à l’occasion le rôle de bouc émissaire : il se sacrifie au besoin, ressemble aussi au « chien dans un tableau du XVIIe siècle. On a envie de lui donner des croquettes et de partir à la chasse à courre ». Il lit la Bible, puis le journal intime (et « glauque ») d’une gamine qui garde des chèvres (clin d’œil au bouc de Bernadette Lafont dans La fiancée du pirate ?). Elle-même lit Le Procès, comme pour souligner ce que l’ouvrage où elle figure a de « kafkaïen ». Elle lit aussi Stiller de Max Frisch. Ce journal sera piqué (ou repris) à Bive par Maybellene, magnifique effrontée en débardeur et jeans, teen incendiaire qui deviendra l’héroïne du récit. Ne lui résisteront ni Talmone le petit chef, ce « fouteur invétéré », ni Bive le « concierge aux neurones éparpillés » (façon puzzle ?), ni Pedric Poitidan Chozio, le narrateur : elle devient la narratrice, celle qui décide et oriente. Ces aventures seront les siennes. Et les nôtres. Maybellene : un prénom qui renvoie à Chuck Berry. Avec elle, le « blues » se fait rock and roll.

 

 

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