TXT 35 EX EGO par François Huglo
Ex ego traduit en Artaud, « Je m’étais dit de ne plus jamais me parler à moi-même, jamais », surmonte le texte de Philippe Boutibonnes, D’odieux z’aperçus d’S., initiale de Solange, qui « lui impose les verbes pronominaux réfléchis ». Elle « semble toujours étonnée d’être clouée de l’intérieur à la charnière de son corps et de son être », et « n’utilise en aucun temps le pronom très personnel, œcuménique ». Bordée par le « dedans du pire », elle « s’empêtre dans les tueries ». Solange ne fait pas l’ange mais l’hyène. Comme la bête qui « éventre le phacochère », l’homme « saigne au couteau son semblable par haine, besoin ou raison », tous « sujets de l’effroi avant de l’être de la mort ». L’hyène « touche les morts » et « racle l’homme dans ce qu’il a de moins admirable ». S. « abhorre ce qu’elle a vu faire par les nazis et ce qu’elle ne peut s’empêcher de faire ». Tenant dans sa tête tout son corps « en morceaux disjoints », elle « sait que les noms sauvent la chair de la pourriture ». Mais « c’est la langue de chair qui façonne la langue des mots », et la chair « déborde d’une langue qui le dit ». S. s’éloigne d’un ici-bas-maintenant par un nulle part sans « os ni viande autour », un « trou vide de vide » entre ses jambes, dont elle méconnaît la nature et qui la dévore. « C’est par là que je cesse d’être moi et m’évide, évidemment ». Aussi évidemment qu’un cogito (lui aussi réflexif), mais avec corps et langue, sexe et mort.
C’est le « corps du dedans, le pire ! (…) ». Car « c’est un charnier, le corps, quand on le retourne comme un gant ! C’est une boucherie ! ». Olivier Penot-Lacassagne cite ici Artaud Rimbur de Jean-Pierre Verheggen à qui il rend hommage. C’est « l’ancestrale cache » d’un « corps impropre, post-identitaire, pas nécessairement structuré par le symbolisme phallique […] —un corps multiple et poreux, ni ouvert ni fermé, inachevé » (Evelyn Grossman), que Verheggen, dans une « litanie pour la bonne bouche de Jacques Bonnaffé » qui précède le texte de Penot-Lacassagne, oppose aux « Beaufs omniscients », aux « bobos unilingues bobo », aux « docteurs honoris causette » et aux « loquaces couilles et fouille-merde classe ». Il leur préfère les Chevaliers de la (Grande) Gueule, dont Haddock, sa « leçon d’invention », son « mélange des langues, des sons, des genres et des mondes ! ».
Relisant Ma mère de Bataille, Christian Prigent passe à la sienne « dans un dédale de réel (souvenirs), d’imaginaire (fantasme) et de symbolique (parodie des codes du récit érotique) ». Plutôt qu’une cristallisation proustienne des souvenirs, il cherche leur voie « dans une matière verbale quasi auto-engendrée », à la vitesse des Illuminations, dans une tension entre phrase et phrasé. La première l’emporte chez le « romancier de consommation courante », le second dans une « virtuosité ludique » tout aussi ennuyeuse. Il avance à l’aveuglette, mais pour éclaircir : « on apprend le monde en écrivant », en affrontant et refondant « des énoncés déjà constitués ».
C’est ce que fait Émilien Chesnot. Car même si, comme Artaud, je ne me parle plus, on me parle : j’entends (ou lis) des voix électroniques ou téléphoniques, moins interlocutrices que maîtresses dans une relation sado-maso. Leurs injonctions (« réagissez ») tiennent le client par l’algorithme et le culpabilisent : « les flux régénérés aléatoire distincts ont besoin de soutien ». Et « ce qui est en notre pouvoir est entre vos mains ». Les répliques du « phonique opérateur » à « Peter Johnson » passent de l’injure (« tu n’es qu’un sale salaud d’ordure ») au ton de la confidence (« dites-le à nous, promis, rien ne sera répété » et à la menace (« vous n’allez bientôt plus avoir accès, pensez renouvellement ! (…) espèce d’enculé nocturne, tu m’entends ? »), en un jeu de fort-da : « Je t’assure, Peter, cela ne m’amuse plus du tout / …/…/…/ reviens », aussi infantilisant que le monde clos de Disney.
On me parle, et ça me parle via des retours de vertes et pas mûres, moins paradis que raides, amours enfantines. C’est pas de l’oncle Walt ! Bruno Fern compose sa Tentative 2 de fragments du corps désiré : « lèvre inférieure légèrement gonflée », « taches de rousseur » et « couleur de sa culotte », au cours d’une cérémonie de première communion aussi peu catholique que celle de Rimbaud, plutôt entre grand Duduche hanté par la fille du proviseur et Gaston Lagaffe : « il tente de ressentir ce qu’on lui a promis, se concentre jusqu’au shincter externe mais l’hostie fait PSCHITT ». À la sortie, il cherche où sa promise a « pu se fourrer —M’ENFIN ! ».
Dans Rose/Neutre de Tomas Sidoli, un allumage d’écran mène « à un terminal » et à la mort de Péguy « -plus j’écris plus j’efface dit-il / il écrit plus la couche est épaisse plus je m’efface- ». Dans Le Héron, Christophe Petchanatz aborde « souvenirs, éléments actuels, fantasmes » et flirte comme Philippe Boutibonnes avec le monde animal : Héron-poulet, papillon, chien fumant des Gitanes Maïs. Mettre une dent de moins, c’est pour Béatrice Mauri « l’enfance qui vire en chasse sur (son) vélo » avec fondu-enchaîné dans la boue sur « le mec qui te prend par derrière sans consent ». Les rectangles multicolores de Daniel Cabanis sont des pense-bête idiots, d’autant plus vitaminés : « Ma deuxième jeunesse / a été pire que la première », « j’ai bien dormi / sauf mon sexe », « signe particulier / aucun sosie », « l’inceste m’intéresse / mais bizarrement toute ma famille est contre ». Les vers rimés de Stéphane Batsal (Les épars de Kiki) font plus hard que Robert Lamoureux : « Papa mouman et moi », et mieux que Cyrano touchant en fin d’envoi : « tout au fond du couloir je mouille ». Jch Ozanne (Livre 4) crible et fait bégayer lettres, points et chiffres : « Je suis 1 s. / Je suis 1 s. qd même ? ». Nadège Adam nous bombarde d’impératifs comme Émilien Chesnot d’injonctions. Mais entre coaching de gym et recettes, truffés de parasites, ils sont inutilisables. On nous parle, mais ça s’enraye : « Dessinez. Hiatus. Visuaalisez, frotitez ou faiutes tiourner. (…) sans modifier, basculez à toucher miouche. Piochez moche ». Jessica Lehennin déménage et déballe des cartons. « Je me demande où je vais me mettre ». Typhaine Garnier et Christian Prigent traduisent Arno Schmidt, Zettel’s Traum, avec la collaboration de Norma Cassau. Récréations, les pages bleues sont rosses, et les « craductions » toujours aussi craquantes. La couverture et les illustrations de Florence Bourdelles rythment le tout de points et bâtonnets, retours d’enfance apprenant à écrire-dessiner, exploration aussi de mondes végétaux ou micro-organiques : brins d’herbe, coques et bacilles, en pluies (battantes) d’atomes : ça germe, ça pulse, ça vit.