Un dialogue Jean-Jacques Lebel –Julien Blaine par François Huglo
À propos du Grand dépotoir
Les « événements de mai » ? Oui, de la Belle de Mai, printemps-été 2020, ce Grand dépotoir sur un lieu créé par Julien Blaine à Marseille comme Le Refuge, le musée, le Mac, « outils collectifs » souligne Jean-Jacques Lebel. Autre « grand événement » selon Blaine, « extraordinaire événement transnational » selon Lebel, le DIAS, « Destruction in Art Symposium » à Londres en 1966, puis Fiumalbo (Parole sui muri) avec Claudio Parmiggiani et Adriano Spatola en 1967. Bien avant et bien après 1968, la liberté, « tu te souviens ? ». Le trio qui, sur une photo prise par Françoise Janicot, monte sur la statue de la Liberté au jardin du Luxembourg, était formé de François Dufrêne, Jean-Jacques Lebel et Julien Blaine. Celui qui compose ce livre rassemble les mêmes, sans Dufrêne mais avec André Robèr, l’éditeur préfacier. Jalons et dalons de la liberté… Depuis un colloque sur l’art et l’anarchie pour les 10 ans de Radio Libertaire, Blaine accompagne Robèr « de la Provence à la Catalogne » sans oublier la natale île de la Réunion. André salue cet « événement sans précédent : un artiste cessant de produire plastiquement offre gracieusement au public connu et inconnu des œuvres déjà produites ». Hors catalogue paru aux Presses du réel, Jean-Jacques Lebel dialogue avec Julien : c’est, illustrée de photos, « toute une partie de l’histoire de l’art et de la poésie action en particulier », histoire aussi de l’édition française avec la naissance du quotidien Libération, « qui est évoquée entre deux activistes et acteurs majeurs de l’art contemporain ».
« D’un côté Banksy », une « toile de grand format et de qualité nulle » représentant des chimpanzés à la place des parlementaires de la Chambre des communes du Royaume -Uni, vendue aux enchères par Sotheby’s à 11,1 millions d’euros, « de l’autre le Grand dépotoir » où Julien Blaine, dixit Lebel, rompt « radicalement, non seulement avec le marché de l’art, mais avec la définition même de ce qu’est la pratique artistique ». Plus d’un demi-siècle d’amitié relie Julien, né en 1942, à Jean-Jacques, de dix ans plus âgé. Tous deux sont « pluriels » : ont vécu « plusieurs vies en une seule » et partagent un « goût très fort du collectif ». Julien avait 22 ans quand il envoyait Robho par la poste à Jean-Jacques, alors chroniqueur dans La Quinzaine littéraire, qui y a vu une « passerelle entre la culture avec un grand C » et la Culture parallèle, comme on dit marché. Ceux qui partageaient cet esprit et préparaient « modestement mais très concrètement mai 68 » n’étaient « pas des masses ». Lebel, très actif depuis 1954 contre la guerre d’Algérie, faisait des happenings et des films. En 67, il a été invité à Nanterre par Henri Lefebvre, y a retrouvé le groupe Noir et rouge dont il était proche et où il n’y avait pas seulement « Daniel Cohn Bendit qui a très mal tourné » mais Jean-Pierre Duteuil qui éditait seul sur l’ordinateur qu’il appelait Acratie, en particulier un livre de Jean-Jacques sur Benjamin Péret. Au début de Libération dont il était fondateur avec Géranonymo, les grévistes de Paris-Jour et l’agence Presse Libération, avant Serge July et les « maoïstes coincés » avec lesquels il n’avait « pas envie de travailler », Julien Blaine a tenu les chroniques Chaud Show La Free Press, puis Jules Van et Allias Vie-Art, démarches « pas perso » avec toujours, de Robho à Doc(k)s un « désir international ».
Ce désir de « donner la liberté au monde entier à toutes & tous, comme les troubadours avaient essayé de donner l’amour au monde », s’est heurté dans les années 80 à « une formidable régression avec la trouille énorme du peuple » et un « manque de curiosité de la génération qui arrive ». Le Grand dépotoir se veut un acte radical pour « arrêter la régression », dans le prolongement de Polyphonix et du travail de toute une vie « dans les réseaux internationaux », pour redire « voilà, tout ça, ça continue à être à vous ».
« Produire autre chose, autrement » était le but à la fois social et artistique partagé par Jean-Jacques Lebel, Julien Blaine, et les grévistes de Lip à Besançon, ces « CFDT cathos de gauche » qui ont refusé de fabriquer des mécanismes pour les missiles Exocet vendus par l’état français aux Argentins comme aux Anglais qui à cette époque se disputaient les îles Malouines. Jean-Jacques à Julien : cette autogestion défendue par les Lip, « c’est exactement ce que tu fais, avec ton exposition où tu vas donner tout et ce que je fais avec mon fonds de dotation ». Julien rappelle d’autres « grands moments », le journal Nouvelles Galères écrit avec les filles des Nouvelles Galeries, Berliet devenu Liberté par simple anagramme. De même, les festivals, de Tarascon à New York où Polyphonix a été accueilli au MOMA, Museum of Modern Art, et où Gherasim Luca, apatride et sans papiers, a pu rencontrer John Cage, Jackson Mac Low et « toutes les sommités », ont été « des grands moments de laboratoire psychosocial » (Jean-Jacques Lebel). Julien Blaine se souvient : dès que Gherasim Luca commençait à lire, « il avait bouffé du lion ». Festivals des Zaterre à Venise, organisé par Adriano Spatola, d’Amsterdam, One World Poetry, créé par Ben Posset, de Rome, « et après il y en a eu partout », Exopoésie à Périgueux et quelques autres, où toujours la poésie « autogère sa diffusion ».
Le désir de « faire un truc avec les copains » était déjà celui de Paul Verlaine rebaptisé Pauvre Lélian pour pouvoir entrer dans l’anthologie qu’il éditait, Les Poètes maudits, sans laquelle nul ne saurait qui sont Rimbaud, Corbière, Mallarmé, Desbordes-Valmore, Villiers de l’Isle Adam et lui-même. Et le désir de l’Album Zutique, fait à l’Hôtel des Étrangers en pleine Commune de Paris, avec « une espèce d’égalitarisme dans le délire créateur ». Jean-Jacques voit une « tendance à aller vers » une « renaissance de ça », Julien déplore que tous ces signes de vie soient récupérés par les « clowns dangereux, malhonnêtes et stupides » portés à la tête des États par « la démocratie moderne ». Jean-Jacques plus optimiste, Julien plus pessimiste ? Ils s’entendent sur le mot de la fin : « on n’a pas dit notre dernier mot ».