04 juin
2012
Une phrase juste de Denis Ferdinande par François Huglo
« Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes », écrivait Proust. Homme qui dort ou phrase qui rêve ? Celle, « souvenue d’un rêve », que reprend Denis Ferdinande, est, elle aussi, « replacée au centre du monde, logocentrisme bien sûr, que saurait-on mettre d’autre au centre ». Il la poursuit, la prend en filature, elle le sème ou il la sème, la jette. Si la phrase, juste interrompue, suspendue, par une virgule, n’a pas de fin, diffère indéfiniment le point, elle commence par l’ « ici » et le maintenant d’un coup de dés, d’ « un sort jeté » dont partira la préface de Noémie Parant pour situer l’enjeu, « ici » de la main qui jette le sort (mais « le sort du sort » est d’attendre ses effets), sème le trouble (« semer le plus grand trouble, voilà leur magnifique tour »), jette et sème du sable, « ici » des phalanges ramifiées sous la peau de la main comme « l’arrière-phrase » sous « les phrases en surface ». « Ici » de l’événement maintes fois réitéré du coup de dés dans la phrase : « du sort qu’elle voulait se faire à elle-même, une autre phrase survient, qui est celle engendrée par la dernière, et sur laquelle pèse, aussitôt survenue, le poids du sort que la dernière se sera jeté ».
Continuité du fil d’Ariane, ramifications du labyrinthe. « Gardant dans le présent de son inscription ce que fut ce futur —« et le futur fut » », la phrase est le temps ou en tient lieu. Elle est « le seul secours, seul socle, mémoire la plus sûre de ce qu’elle détient tant qu’un réveil ne disloque pas le socle ». Le fil de la phrase, fil du temps, est fil du rêve ou de la pensée, fil à dentelle derridéenne (« derridiades, voire derridyades »), mallarméenne ou proustienne. Trois références, trois genres — l’essai philosophique, le poème, le roman — se recoupent, ou se mêlent, ici comme en chacun des trois. La prose linéaire de la phrase est comparable à cet animal qui « se déplace afin de déplacer les lettres de son nom, ces lettres lui sont vertèbres, qu’il déplace, et apprend à compter, lire, de gauche à droite et de droite à gauche, de haut en bas et de bas en haut, de l’avant vers l’arrière, de l’arrière vers l’avant ». Double articulation de la phrase, du langage, et du temps, qui peuvent être lus horizontalement, comme de la prose, ou verticalement, comme du vers, et traversés dans tous les sens : « toute traversée » de la phrase est « traversée » par d’autres. Vers ou ver ? « S’il veut subsister en ce piège il lui faudra manger la terre ». Ou serpent, « phrallus » poussé en avant, « corps démesuré d’un reptile issu du Temps du rêve ». Si chacun écrit « la phrase de son existence », le rêve — impersonnel — peut être celui d’une « machine à même de poursuivre la phrase hors le contrôle de tout corps », celui-ci devant « pouvoir s’absenter et la phrase se poursuivre en son absence ».
Ainsi se prolonge-t-elle au-delà du dernier des hommes, comme le murmure qui « se propage parmi les premiers vivants » ou la ronce qui pousse autour du château de la Belle au bois dormant. Comme dieu se retire dans les fictions des gnostiques, l’écorce terrestre se retire pour une autre, il y a toujours un double fond sous le double fond, un calcul derrière le calcul, et inversement, toujours une végétation surplombant la végétation qui surplombe. Et entre ces strates, comme aurait pu l’écrire Guy Ferdinande, le Zerbin Buler d’ Un fantôme de Lille, « faute de passage il faut un passage ». Un puits, par exemple, où se jeter comme on jette les dés, « puits sans fond » ou « puits de puits ». Ou des passerelles, entre des niveaux qui sont autant de scènes pour un théâtre de l’étrange, avec ses décors, ses éclairages, ses coulisses, sans oublier le trou du souffleur, cet « accès » qu’ « aura été le rêve ».
Ponge s’adressait « à la rêveuse matière », analogue sans doute à une phrase sans début ni fin. Ici, nous nous cognons « contre le souffle des noms que profèrent les esprits », ou contre les esprits que soufflent les noms, « les revenants et les noms, les visages et les noms ». Hantant la ville-alphabet (« la terre ne va pas plus loin »), in ou off (livre, hors-livre, hors hors-livre), l’aventure — la phrase continue.
Continuité du fil d’Ariane, ramifications du labyrinthe. « Gardant dans le présent de son inscription ce que fut ce futur —« et le futur fut » », la phrase est le temps ou en tient lieu. Elle est « le seul secours, seul socle, mémoire la plus sûre de ce qu’elle détient tant qu’un réveil ne disloque pas le socle ». Le fil de la phrase, fil du temps, est fil du rêve ou de la pensée, fil à dentelle derridéenne (« derridiades, voire derridyades »), mallarméenne ou proustienne. Trois références, trois genres — l’essai philosophique, le poème, le roman — se recoupent, ou se mêlent, ici comme en chacun des trois. La prose linéaire de la phrase est comparable à cet animal qui « se déplace afin de déplacer les lettres de son nom, ces lettres lui sont vertèbres, qu’il déplace, et apprend à compter, lire, de gauche à droite et de droite à gauche, de haut en bas et de bas en haut, de l’avant vers l’arrière, de l’arrière vers l’avant ». Double articulation de la phrase, du langage, et du temps, qui peuvent être lus horizontalement, comme de la prose, ou verticalement, comme du vers, et traversés dans tous les sens : « toute traversée » de la phrase est « traversée » par d’autres. Vers ou ver ? « S’il veut subsister en ce piège il lui faudra manger la terre ». Ou serpent, « phrallus » poussé en avant, « corps démesuré d’un reptile issu du Temps du rêve ». Si chacun écrit « la phrase de son existence », le rêve — impersonnel — peut être celui d’une « machine à même de poursuivre la phrase hors le contrôle de tout corps », celui-ci devant « pouvoir s’absenter et la phrase se poursuivre en son absence ».
Ainsi se prolonge-t-elle au-delà du dernier des hommes, comme le murmure qui « se propage parmi les premiers vivants » ou la ronce qui pousse autour du château de la Belle au bois dormant. Comme dieu se retire dans les fictions des gnostiques, l’écorce terrestre se retire pour une autre, il y a toujours un double fond sous le double fond, un calcul derrière le calcul, et inversement, toujours une végétation surplombant la végétation qui surplombe. Et entre ces strates, comme aurait pu l’écrire Guy Ferdinande, le Zerbin Buler d’ Un fantôme de Lille, « faute de passage il faut un passage ». Un puits, par exemple, où se jeter comme on jette les dés, « puits sans fond » ou « puits de puits ». Ou des passerelles, entre des niveaux qui sont autant de scènes pour un théâtre de l’étrange, avec ses décors, ses éclairages, ses coulisses, sans oublier le trou du souffleur, cet « accès » qu’ « aura été le rêve ».
Ponge s’adressait « à la rêveuse matière », analogue sans doute à une phrase sans début ni fin. Ici, nous nous cognons « contre le souffle des noms que profèrent les esprits », ou contre les esprits que soufflent les noms, « les revenants et les noms, les visages et les noms ». Hantant la ville-alphabet (« la terre ne va pas plus loin »), in ou off (livre, hors-livre, hors hors-livre), l’aventure — la phrase continue.