Vers de l'âme-hors de Jean-Pierre Bobillot et Sylvie Nève par François Huglo
Essai de « traduction sélective » des Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont
Portant le nom d’Électre et la signature « Amis des Poëtes et lépreux d’Arras » de 1985 à 1989 avant de devenir « Maison Atrides », et prolongée par la collection de cassettes « Lèpre électrique », la revue animée par Jean-Pierre Bobillot et Sylvie Nève annonçait la couleur : elle se présentait comme à la fois moderne (électricité des guitares et des e-mails) et nourrie de mythologie grecque, de poésie médiévale. Y a-t-il si loin du « dit » à la poésie sonore et/ou scénique ? Et comment lire —activement— autrement qu’en réécrivant ? En duo ou en solo, avec des comédiens, musiciens ou danseurs, sur la page ou sur scène, Bobillot et Nève resteront des incitateurs au lire-écrire, des conducteurs d’électricité, des provocateurs.
Le poète lépreux d’Arras, c’était Jean Bodel, dont les Congiés ont été « entremis » en voix et en pages par Sylvie Nève et Jean-Pierre Bobillot. Dans le volume édité en 1993 par le Centre Régional de la Photographie Nord-Pas-de-Calais à Dauchy, avec des photographies de Marc Trivier, la traduction littérale était complétée en marge, commentée, expansée, par des « échos » et « scolies », mise en espace (page, scène, ou autre lieu) d’une lecture à plusieurs voix. Les adieux de Jean Bodel à sa ville, à ses amis, quittés pour entrer en léproserie, sont personnels. En 1202, ils inventent un lyrisme. Les Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont, dont Jean-Pierre Bobillot et Sylvie Nève proposent un « essai de traduction sélective », ont été composés entre 1194 et 1197, par un trouvère qui avait quitté la vie mondaine pour entrer en monastère cistercien. L’analogie entre les deux destins n’est qu’apparente : l’enfermement de Jean Bodel était un pas de la vie à la mort, qu’il souhaitait la plus douce possible, celui d’Hélinand de Froidmont se voulait un pas de la mort mondaine à la vie spirituelle. Poésie personnelle de l’un, sermon d’un « moiNe » (négation du « moi ») de l’autre : « prédication par la crainte », épuration du monde par le feu égalitaire de la mort. L’un jette un regard en arrière pour animer un monde et un temps perdus, l’autre précipite l’universelle course à l’abîme, tire « l’âme-hors » en avant et vers le haut, tire sur les mors pour hâter le galop de la mort.
Le succès des Vers de la Mort fut tel que leur forme (la « strophe d’Hélinand : douzain d’octosyllabes) a été reprise durant tout le XIIIème siècle, en particulier par Jean Bodel. Mais le travail de traduction diffère. Face aux 45 strophes du lépreux d’Arras, les poèmes « entremis » étaient disposés sur quatre colonnes, répartis entre quatre voix. Ici, sur les pages en vis-à-vis, une colonne répond à une colonne : celle des 50 strophes d’Hélinand, rigoureusement serrées par leur octosyllabisme et leur structure rimique : aab aab /bba bba, et celle des poèmes expansés ou impansés (plusieurs strophes peuvent être ramenées à une seule), non rimés, troués par des nouvelles coupes, parfois dialogués, lacérés par des ratures, distendus par les silences de longs tirets. Celui (encéphalogramme plat ?) qui suit l’initiale interpellation : « Mort ! » fait froid dans le dos. Par contraste, l’agitation mondaine, le mors des vanités, la hâte de les quitter, sont rythmiquement suggérés par les coupes abruptes, la ponctuation :
« Mort ! seul le sage a coutume de
te redouter. Où courent-ils
tous ? à leur perte ! au trop !
au galop, même ! Mais moi :
j’ai laissé rages, jeux, _____________ je.»
On pense à Pascal, à son « divertissement ». Plus loin (strophe 37), on pense à son pari : et s’il le perdait ?
« Oui vraiment,____________ si Dieu, ailleurs, ne rend
RIEN, ils sont bien floués, les moines blancs :
Trop heureux, les frères au cou gras… »
Mais pour Hélinand qui cite Saint Paul, l’hypothèse n’est émise que pour démontrer par l’absurde la nécessité de tout attendre de Dieu. Et dans les strophes 1, 2, et 5, le vocatif « Mort ! » est suivi de l’impératif « va », excitant la mort et fustigeant les matamores : « trouvères roucouleurs / & matamores roublards » (strophe 2), « cœur matamore » (strophe 5).
La Mort est « venue d’une mor-/ sure ». Serait-elle le Mal, la pomme où mord « Ève, & puis Adam » ? Mais le mot « morsure » suggère qu’ils sont eux-mêmes mordus par le serpent. Dans le poème-source, le nom de « la grand Romme » dérive du verbe « rongier ». Cette morsure qui attaque la peau et « va jusqu’à » l’os, au trognon, est celle du déguisement social, des oripeaux du pouvoir :
« elle ronge les os, pèle la peau,
& habille les pires criminels
de respectabilité.
Rome ! _______________ maillet du Mal, Rome
bat monnaie
de pacotille :
plomb qui brille n’est pas argent »
(strophe 13/14)
L’apparence est trompeuse : la transmutation des métaux est inversée : « tu lui prendras son or & en feras de la boue ». L’or étant celui de l’évêque de Beauvais (strophe 17/16), c’est l’apparat de l’Eglise qui est ici contesté.
Autre renversement : la flèche d’Eros se retourne contre lui : « Mort… dard à bellâtres ! » (strophe 11/25/8/9/22). Le sexe féminin peut aussi bien la figurer : « Mort ! _____________ chas étroit ». Quant aux plaisirs, elle leur dit « tprot ! » en ancien français, « merde » en français moderne.
La mort retourne (inversion ? conversion ?) comme un gant, comme un vêtement :
« guette le gandin &,
gantée de ciseaux,
lui coud les manches
& en un tour de main, hop ! _____________ manteau de
nuit en plein jour ».
(strophes 24/10/34/42).
« Au service de tous », elle donne aux serfs la liberté, aux rois la servitude, aux usuriers la banqueroute, et « les lois sont sa Loi » (strophe 31/32).
Retournement ? Le prédicateur au dogmatisme édifiant n’est pas loin de chanter à l’unisson avec l’anarchiste Brassens « Tu t’en iras les pieds devant », paroles et musique de Maurice Boukay : « Camarade au grand phalanstère, / Vers la justice égalitaire, / Nous aurons tous six pieds de terre / Tu t’en iras les pieds devant ».