Vif numéro Zéro par François Huglo
Impression soleil levant, se levant sur une revue, en couverture de son numéro Zéro, l’orange tranchée à vif mais non pressée est « acerbement sapide », Ponge aurait pu écrire : ac(erbement sap)ide, il parlait de l’épiderme, ici c’est la pulpe qui promet les bombes de ses sachets de jus giclant en bouche —l’o promet l’a qui, écrivait Ponge, « oblige le larynx à s’ouvrir largement pour la prononciation du mot comme pour l’ingestion du liquide ». Ainsi les textes cloisonnés livrent-ils à des morsures successives l’impression d’ensemble de leurs saveurs mêlées. Loin de se coucher en fin de lecture, le soleil fruit cou coupé en couverture deviendra caudalies prolongeant la rencontre, désir de prochains rendez-vous.
D’abord feuilletée, la revue offre une première impression d’ensemble dans la vitesse qui superpose les pages comme ne peut le faire leur défilement sur un écran, dans le rythme alternant couleurs et noir et blanc, photos (Pauline Rouzet, Marianne Catzaras, Laurent de Richemond, Nara Japon, Gobi, Fatras) et dessins (Frédéric Duprat, Frédérique Guétat-Liviani, Cécile A. Holdban, Jasmin Limans), textes et hiéroglyphes. En couverture, c’était peut-être un œil ou l’objectif d’un photographe. Du vif tranche dans le vif, prend sur le vif. Ce ne sont pas des tranches de vie mais bien des vies entières vues en coupe, à travers quelques mots, quelques détails. En couverture, c’était peut-être un cœur. Aux environs de Quimper, le « livre démoniaque » s’appelle Ar Vif : le vif, le vivant. Martin Buber le dit énorme, haut comme un homme. Et dit que « chaque véritable livre est un Ar Vif ». Dans une vieille ferme d’Ardèche, à l’Atelier du Bas Cros, où des artistes, autrices et auteurs sont accueillis en résidence depuis 2021, on se souvient qu’Europe est née à Tyr, en Phénicie. Vif-argent, le territoire voyage. « À l’heure des éléments de langage, du prêt-à-porter de la pensée, des synthèses politiques fabriquées, nous confirmons que nous ne sommes pas une machine et nous croyons naïvement et furieusement, comme le prophète, que le travail ne peut être que l’amour rendu visible ». Un fruit à point, cueilli, offert, ouvert.
Choses vues par Sidney Cadot-Sambosi : « sur un tronc fantôme », des « citrons de calvaire » et le vif du Cap-Vert devenu « cendres de la couleur ». Par Marianne Catzaras ; un « poteau déformé / Par l’émeute de la veille », la mer « indifférente » qui « ramasse les corps / les tessons de bière » et des chaussures « pour toutes les tailles ». Mélanie Cessiecq-Duprat : celle qui tombe « dans la lave d’un grand livre » y découvre « le volcan qui couvait en elle » et « ce rouge / qu’elle avait sans le savoir toujours été ». Julien d’Abrigeon : « tes yeux morts / fermés, ouverts / (…) / Inspire bon sang / expire / inspire le sang / expire le sang ». Paul Marguerite de Brancion : « La Sainte Vierge lumineuse et radioactive / phosphorescente que je brandissais sous mes draps afin de conjurer la peur du noir / mais aussi pour contempler mon zizi au passage ». Fabien Drouet : une « résidence d’écriture » et « un atelier autour de la revue de la Réhab, une revue initiée par des professionnels et des patients travaillant à l’hôpital psy de Privas ».
Un œil de journaliste voit des manifestants encadrés par la police. Ce que voit l’œil de Frédérique Guétat-Liviani est différent : « les arbres encadrent les manifestants ils sont /nus les manifestants très couverts ». Ce qu’elle entend diffère aussi : un jeune postier lance le mot d’ordre « nous sommes des milliardes et des milliards ». Cécile A. Holdban : « Si l’arbre est un monde, alors il est une roue », et un passereau un « prophète sans prophétie », un « épouilleur de silence », « Ulysse dans une flaque ». Du psychédélisme de l’adolescence tardive au soulagement du corps d’un ami qui, à Frisco, « échappe à la vie », Guillaume Jore vit Le Club des hashichins de Gautier, qui à l’époque l’avait « bien fait marrer ». Restent « de l’amour et de la peur ». Dans des coups de poing américain contre un mur, Yann Karaquillo voit une famille nombreuse : « la haine est un moteur puissant tétant sa mère l’Envie, / elle-même fille de l’Échec ».
Pierre Le Pillouër sème le doute (« Si je me sens sûr, je me censure ») par le calembour, l’à-peu-près, comme un garnement des peaux de bananes : « Parfois j’écris comme si mon vit en débandait », ou comme des grains de sable dans les rouages, du « bon grain » qui saoûle « bien plus que l’ivraie ». Il démonte une synesthésie élémentaire : « L’eau parle à nos oreilles, le feu à nos yeux et le ciel à nos cœurs ». Maud Leroy se souvient d’Hussein Al-Barghouti, enterré en 2002 après les « soins inopérants » d’une chimiothérapie dans l’arrière-pays de Ramallah par « stocks périmés américains ». Dans Lumière bleue, il parlait du barzach qui est dans le Coran un « ithsme entre la vie et la mort », ces « deux mers que Dieu a séparées afin qu’elles ne se rencontrent pas ». Mais le « trop-plein » peut déborder. Dans un été « en panne », Jasmin Limans voit le ciel comme « un trou légèrement / bleu ». Marie Lo Pinto trace la droite, « possible reste / d’un itinéraire commun / en mirage », qui s’est dessinée quand « J s’est écroulé ». Où les morts sont-ils « à leur place . où est J ? » (extraits de Le Jour à J). Pierre Luciani n’est « jamais tout à fait revenu » d’un Mexique dont ‘l’Homme-Soleil » ne cesse de lui revenir. « En scooter » conduit par le musicien Sankalpo « avec St John Perse » sur les routes de Tamil Nadu, Jacqueline Merville pense à Gandhi assassiné. Dans les bidonvilles, « on meurt plus vite que les oiseaux ». En roulant , vient la question « la haine est-elle un lâcher-prise venu d’un flottement cosmique ? ». Antoine Mouton s’interroge sur la photo, sa « vision autonome, séparée », entre le monde et lui, comme une peau. Chez Myriam Oh, un « je » ne sait plus qui lui fait face dans le miroir, mais un « tu » a « l’air de savoir » qui il tient dans ses bras. Pour Nicolas Rouzet, « les choses qui font notre joie ne peuvent nous embarquer / vers de fausses destinations ». Franck Smith se souvient du Golfe du Mexique, du révérend Roch Naquin, et de la disparition d’une île « victime de l’érosion côtière ». Boston, New York, Norfolk, d’autres grandes villes sont menacées par la même… peste (on pense à Camus). L’une dit « Si l’île coule, je vais la regarder couler et je coulerai avec », de nombreux autres l’ont quittée. Les politiques américains veulent discriminer et disperser les autochtones, Albert Naquin et les fonctionnaires de la Louisiane veulent réunifier, et travaillent sur un plan alternatif.
En couverture, ce fruit, cet œil, ce cœur : une île.