World is a blues de Kristoff K.Roll avec Jean-Michel Espitallier par François Huglo
« Rien de ce qui est humain… ». Très bien, l’universalisme, mais un peu théorique. « À quel moment on s’arrête d’être étrangèr.e ? Par la rencontre ». Préfaçant World is a blues, Marie-Charlotte Biais précise, envers et contre « la mythologie de l’Étranger », ses fables, ses enquêtes, ses reportages : « le prolongement de la rencontre », ce sont « des créations », ici à la fois musicales, poétiques, et scéniques. Carole et J. Kristoff sont « deux artisans du son », selon l’éditeur Charles Borrett à qui le contrebassiste Marc Siffert a présenté leur projet. Jean-Michel Espitalier et Anne Kawala sont auteurs. Dans la jungle de Calais, à Saint Nazaire, à Ivry-sur-Seine, « le duo Kristoff K.Roll et Jean-Michel Espitallier ont rencontré Bedur, Naïla, Adebola et Amadou », aucun.e réductible à ses origines. Aucun.e n’est « le récit de sa traversée ». World is a blues « trouble les frontières » et renoue avec les « histoires de blues », expérimentées dans l’invention d’une musique électroacoustique dont le matériau principal est une « boucle extraite d’une chanson de Nina Simone », qui « traverse les deux albums ». Kristoff K.Roll retrouve les plantations où « se mélangeaient des Amérindien.nes, des Européen.nes et des Africain.es » dans « les jungles européennes » où « se côtoient des Afghan.es, des Pakistanais.es, des Soudanais.es, des Erythréen.nes, des Iranien.nes ». Word is a blues est une « partition libre », une « forme ouverte ». Jean-Michel Espitallier et Anne Kawala disent, en contrepoint des voix des migrant.es, les « chansons » formées à partir de leurs histoires, reformulées à chaque représentation, où les musicien.nes présent.es sont invité.es à improviser.
Quelque part en Europe, Babak et son ami font le même rêve, d’une prison où elle demande un livre en farsi. Plus tard, arrêtés à Calais, ils sont transférés dans un centre de rétention. Avec tout l’humour dont le blues est capable, elle y demande un livre en farsi. Dans le rêve récurrent de Naïla apparaît sa mère, qui est morte. Ali a planté sa tente dans la jungle de Calais, sur la colline des Pakistanais. Il y offre du thé, donne une leçon de pachto. Bedur fuit « l’armée de Bachar », ses « bombes qui font tousser », avec son père, ses trois enfants et celui qu’elle porte. Son mari pâtissier reste en Syrie. En Turquie, « le monsieur de la mafia » fait monter 60 personnes sur un bateau pneumatique de 20 places, qu’il faut équilibrer pendant la traversée. « Une petite fille meurt avant d’arriver en Grèce ». Après, c’est marche, camps, toux, fièvre, « rien à manger pendant dix jours », accouchement, hôtel, papiers, choix d’un pays d’accueil, consulat, et attente, attente, attente. Sur la photo, de part et d’autre du bébé Omar, sourient ses frères. Bedur, rencontrée en 2018, est venue sur le plateau du théâtre Athenor à Saint Nazaire en 2019 pour raconter sa ville natale, Idleb, et le départ de deux adolescentes « emprisonnées, jetées, battues, rossées (…) soustraites à la mort de leur amie noyée, étranglée, fille de l’autorité », vers « un pays froid comme l’hiver où personne ni personne ». Santi dit les Comores : manioc, bananes, « pauvreté à cause de l’argent » et « risque de partir » à Mayotte où paraît-il on est bien soignés, mais d’où on est renvoyés par la police. Risque « des petits bateaux » : sur la plage, une femme morte, en elle un bébé vivant. Santi « cherche un monsieur pour avoir de l’argent », des enfants naissent, les pères disparaissent. Mayotte quittée, la France est « salaire de misère », insultes et cris, mais « chance du travail » et « chance d’être en vie ». Aram, qui fréquente le théâtre Antoine Vitez à Ivry-sur-Seine, parle du Kurdistan de Turquie : « si tu es kurde », si tu parles le kurde, es un comédien kurde qui joue en habit traditionnel kurde une pièce où un petit garçon rêve d’aller sur Mars fonder un état kurde, « tu es un terroriste ». Surtout si la pièce a beaucoup de succès. Surtout si la police filme la scène et le public. Surtout si « ton père est interrogé, sa maison fouillée, tes frères et tes sœurs surveillés ». Abu Algasim, Darfour-Calais en tama : maisons dans la mer, feu sur la mer, « le feu détruit les maisons » et « certains meurent / D’autres se sauvent à la nage ». Amadou dit sur le plateau, à Ivry, un poème peul dans sa langue maternelle, le pulaar. Bilal, 18 ans, étudie l’hôtellerie à Sète. S’il est renvoyé en Tunisie, il en repart une semaine plus tard. Il est « tranquille », « jamais de problème » et même « une copine ! ». Adebola, rencontrée dans le PRAHDA (programme d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile) de Villeneuve-lès-Maguelone, chante lors d’une représentation à Frontignan. Reda, qui avait « tous les permis » pour « construire et creuser » à Damas, a vu Bachar tout détruire « pour tuer ». « Pour ne pas être un homme de destruction », il est parti. À Saint Nazaire, il voudrait construire. Comme au pays. Il connaît bien.
Voici un album dans les deux sens du terme : audio (deux CD), visuel (texte et photos). Concept album ? Peut-être, mais en chair et en os. « Carole Rieussec et J-Kristoff Camps sont parmi les pionnier.es de l’explosion du studio de composition électroacoustique sur scène ». Le studio joue live. Le « catalyseur d’expérimentation poétique » est « la voix enregistrée ». Le duo est « membre du comité de rédaction de revue & corrigée, animateur sur Radio libertaire à Paris puis sur Radio Pays d’Hérault, co-fondateur du festival international sonorités, réalisateur de la rubrique sonore wi watt’heure, dédié au genre, et à l’expérimentation artistique ». Écrivain, poète, musicien, Jean-Michel Espitallier a co-dirigé la revue Java et travaille sur plusieurs projets multimédias, notamment comme batteur. N’oublions ni la guitare de Patrice Soletti, ni la basse ou la contrebasse de Marc Siffert, ni la trompette de Christian Pruvost, les samples de trompette, de sax et de violoncelle de Sébastien Cirotteau, Bertrand Denzler, Deborah Walker, ni les voix, toutes les voix du monde pour tout le blues du monde — quoi de plus universel que le blues ?