Yasujiro Ozu, carnets 1933-1963 par René Noël
De la nuit, soleil
Hasards et révolutions, Ozu sur les photographies étonné, sur les plateaux de tournage, en soirées, parle à bâtons rompus, surpris par le photographe assis en tailleur en compagnie d'écrivains, de peintres, d'acteurs, d'amis d'enfance, de membres de sa famille rassemblée avant qu'il rejoigne le front de la guerre contre la Chine, est-ce son visage qui fait penser au lecteur de son journal, alors même que les clichés noir sur blanc ne montrent rien de spécial, qu'il accède au cœur de l'intimité du cinéaste ? Ozu plaisante, boit, échange sur l'actualité, la littérature, auprès de poètes, d'écrivains, de peintres amis, curieux, éveillé, à sa façon, assis sur la tourelle d'un char, Yasujiro Ozu, né et mort un 12 décembre à l'âge de 60 ans, commence son journal au milieu de sa vie, le 1er janvier 1933, la vie n'est pas là où la plupart lui tourne le dos, se dit-il, mais devant la liberté elle-même, premier mur et prison aux yeux des hommes lucides, dans les énergies mobiles, créatrices de formes et de leurs liens, hasards de la naissance à une époque et dans une famille données, révolutions des astres dans nombre de ses films où les acteurs tournent, plus encore qu'ils bifurquent, lorsqu'ils entrent chez eux, plusieurs fois dans le même film, lorsqu'ils montent les escaliers ou à l'improviste, ont ce mouvement de la terre arrondie, en rotation, improvisent un tour sur eux-mêmes, par jeu, rituel, goût de se savoir partie prenante des cycles saisonniers, Ozu attentif dans son journal aux saisons, aux nourritures, à la nature, tout autant qu'il l'est aux objets divers et variés, importés avec le cinéma, qu'il adopte, électricité, télévision.
Les styles variés de son journal, qu'il fait lire à l'occasion et signer par ses amis, cherchent la meilleure formulation des rythmes de ses mots. De l'énumération au récit, de l'écriture de haïkus aux faits notés sous formes de brouillons, aide-mémoires, Ozu teste différents styles adaptés au monde, à son époque et à ses états mentaux, ainsi certaines années, écrit-il sur deux ou trois carnets à quelques détails près, les mêmes faits, sous des formes différentes. Les répétitions de jour en jour des descriptions de nourriture, de visites d'amis, de sa famille, avec laquelle il reste proche toute sa vie, explorent les noyaux des réalités, le cru, le réel au plus près de ses polarités, voie nouvelle où il s'agit moins d'imager des variations, des nuances d'une unité, que d'exposer des réalités amphibies, faites d'éléments naturels et de telle ou telle partie corporelle, psychique,
Vendredi 25 mars 1955
Il a plu jusqu'à l'aube. Des nuages. Sieste.
Relecture de la structure du récit élaboré hier, puis bain. Yamanouchi Shizuo est passé. Bain. Dès de poulet cru au gingembre et saké. On a bu des bières ensuite, et le sommeil n'a pas tardé à nous surprendre. Yamanouchi est rentré. Noda, ivre, a préféré se coucher. Moi, j'ai continué à somnoler près du " kotatsu ", tout en me jurant que ce scénario, quoiqu'il arrive, sera mené à bien.
le rien d'Ozu, perméable à toutes formes de vie et à leurs transformations, est l'air qu'il respire naturellement de sa naissance à sa mort, quand le rien murmuré par Elizabeth Vogler de " Persona " - film où les plans des rochers, de la mer intercalés sont paradoxalement moins eux-mêmes que dans les films d'Ozu, ce dernier donnant plus la parole aux paysages naturels ou citadins que nombre de cinéastes qu'ils soient orientaux ou occidentaux, que Bergman lui-même tournant sur l'île de Farö - suggéré par son infirmière Alma, naît en un état limite, le cinéaste lui-même alité, ne pouvant plus se lever de son lit d'hôpital. La pratique du journal par Ozu est proche de l'art de la poésie, du haïku, qu'il pratique lui-même. Il n'y a dans son journal ni opinions, ni psychologie, ni descriptions, mais plus profondément une solidarité des apparences et des structures moléculaires des actions et des formes de vie observées depuis la nuit, son quartier général, créatrice de notre étoile,
Samedi 6 Août 1960
Soleil. " Le restaurant d'anguilles Takégawa " ; Ier jour de tournage avec Saburi et Hara : 7 plans dans les temps. Bain en rentrant et télévision. Tsukimori est venu ce matin pour décider de sa participation au Galas de la Tôhô. Quinzième anniversaire de la bombe d'Hiroshima.