YU XUANJI de Shanshan Sun et Anne-Marie Jeanjean par François Huglo
Dans le souffle du sabre
« Souffle » d’une vie brève, « sabre » de la décapitation, à 26 ans, déshonneur pour la famille menacée par la survie de l’esprit : treize siècles plus tard, Yu Youwei, devenue Yu Xuanji après son entrée au monastère, l’une des quatre femmes poètes de la dynastie des T’ang, pourrait être qualifiée de « maudite ». Anne-Marie Jeanjean l’a découverte dans deux livres du sinologue polyglotte érudit Robert Van Gulik : La vie sexuelle dans la Chine ancienne, où elle « apparaît furtivement comme une courtisane "avide de plaisir ayant raté sa vie", accusée à tort dans un imbroglio policier », et dans son ultime roman, Assassins et poètes, sous les traits de la poète Yo Lan. Anne-Marie Jeanjean a « cherché, lu et traduit certains de ses poèmes en anglais ». Convaincue « qu’il fallait exhumer la totalité si possible de son œuvre », elle en convainquit Shanshan Sun qui assura « la transposition fidèle des caractères anciens aux modernes ». C’est à partir de cette transcription ici publiée qu’Anne-Marie Jeanjean a traduit les poèmes en français.
« Depuis longtemps l’art majeur de la Chine », la poésie atteint sa maturité durant la dynastie T’ang, réputée « l’âge d’or » pour son ouverture et sa liberté, y compris au 9ème siècle qui marque le début du déclin de cette dynastie. Les formes fixes Lü Shih (8 vers de 5 ou 7 caractères) et Jue Shih (4 vers de 5 ou 7 caractères) « doivent comprendre le Dui Zhang, « parallélisme dans au moins deux vers, sans compter d’autres subtiles résonances que permet l’écriture idéographique ».
Six chapitres, six tableaux, scandent l’ouvrage. La ville – L’époque : Chang’An, « Longue Paix », capitale de la dynastie, où « la courtisane chanteuse, musicienne, sachant dire des poésies », est « une institution sociale, un élément indispensable de la vie élégante », et jouit « d’une liberté réelle par rapport aux femmes mariées ». Des temples taoïstes détruits lors de la victoire du bouddhisme ont été reconstruits. Fille d’un intellectuel érudit, Yu Youwei qui, à cinq ans, connaît une centaine de poèmes par cœur, « commence à composer vers l’âge de sept ans ». Après la mort de son père, elle déménage avec sa mère dans un quartier pauvre. À Wen Tingyun, visiteur familier, qui les retrouve et les invite à déjeuner, elle déclare « j’ai plus faim de poésie que de nourriture », puis improvise, pinceau en main, un poème sur le thème du saule pleureur. Wen Tingyun lui offre cours, conseils, aide matérielle, et prend « en partie le rôle du père disparu ». Les quatre chapitres suivants sont des recueils de poèmes : Bienveillance de Wen Tingyun, Li Yi – mariage et imprévus, Au monastère de Xianyiguan, En prison. Le sixième chapitre, Fin, apporte précisions et notes.
Yu Youwei a quinze ans quand elle devient la deuxième épouse de Li Yi qui lui promet que ce statut est temporaire. Ils vivent plusieurs mois dans une maison isolée, mais quand il rédige la lettre qui officialise le divorce d’avec une première épouse imposée par un mariage arrangé comme le voulait la tradition, la belle famille refuse la séparation, et sous sa pression Li Yi « fait admettre Yu Youwei au monastère, lui assurant ainsi sa sécurité ». Elle y change de nom. Quand elle sera condamnée, suite aux intrigues d’une suivante devenue sa rivale auprès d’un musicien qui, en 868, avait retenu son attention, il enverra un messager qui arrivera trop tard.
Le poème de 869, dédié au calligraphe Liu Gong Quan « que Yu Xuanji avait peut-être rencontré quand elle était enfant », sonne « comme un testament » : « Le maître taoïste "couché sur les nuages" vient dire au revoir, / Dire au revoir, soudain, que lui donner. / (…) / Remplir, servir beaucoup de verres d’alcool, / puis, devenu fou lirécrire plusieurs poèmes. / Rester, impossible – partir sans tristesse, / N’importe quel animal éphémère percevrait cette décision ». Relions d’un trait cet ultime poème à celui, écrit en 858, « Promenade au temple Chongzen pagode sud, pour voir le nom des nouveaux admis à l’examen impérial », où Yu Youwei âgée de quatorze ans se met en danger en exprimant directement sa révolte, alors que l’orthodoxie lettrée imposait de procéder par allusions pour, comme l’écrivait Jean Levi, « préserver l’adéquation de la norme sociale au fonctionnement naturel des choses » : « Éblouie par l’éclat des noms lauréats par un beau temps printanier / Une ligne argentée souligne et désigne les sélectionnés. / Me détester moi-même pour cette tenue de femme obligée de cacher sa poésie, / Lever la tête seulement et envier les noms du tableau ».
Selon Catherine Despeux in L’ordination des femmes taoïstes sous les Tang, le monastère qui éloignait les femmes de l’aristocratie des intrigues de la cour leur permettait de pratiquer les arts, de recevoir, de voyager, « d’avoir une vie tout à fait libre ». Les livres des « illustres sages » entassés « tout près de l’oreiller », devenaient « voyageurs de nuages », au même titre qu’ « eau verte » et « montagne d’émeraude », qui « ne sont qu’un instant ». Grisée « du matin au soir » par l’alcool de riz (17°) lié à la poésie, et par « d’amoureuses pensées » quand revient le « parfum de l’herbe nouvelle » (861), Yu Youwei refait dès ses quinze ans (861), « chaque matin », le « chemin de l’au revoir », et se demande « Quel présent faire à l’homme de mes pensées en guise d’au revoir ». En 861, « Oisive et désengagée de tout », elle ne cherche « ni fortune ni ambition ». Celle qui, en 858, s’efforçait « d’être séduisante sans parole », et dans sa chambre s’installait « seule, passion contenue à fleur de lèvres », celle qui écrivait encore en 860 « La bouche retient ses sentiments, proches, si proches même à mille lieues », et saluait XiZhi, beauté célèbre des Royaumes Combattants, qui « de son silence n’avait point honte », interrompt parfois le sien par « l’écho d’un beau chant accompagné du qin ».
Merci à Anne-Marie Jeanjean et à Shanshan Sun de nous transmettre son signe au revoir. « Frères humains… » Et sœurs !