Zone ) s (internodale) s ( de Marie Delvigne par François Huglo
Samuel Beckett rencontra Raymond Federman qui rencontra Marie Delvigne, lui donna la réplique dans le livre-entretien-anthologie (+ photos) Ferderman hors limites(Argol, 2008). Entre autres, celle-ci : « J’écris pour démolir toutes les règles qui disent comment il faut écrire ». Et celle-ci : « Mais il faut faire très attention à ce qui se cache derrière mes mots ». Raymond Federman et Marie Delvigne écriront par mail en 2010 la pièce de théâtre God’ Ass. Autre entretien, imaginaire cette fois, Hors-jeu (Écrits 21, 2014), lettre à un père disparu. Et aujourd’hui, la voix de Marie s’entretient avec l’orgue synthétiseur d’Edwin Buger, musicien qui lui-même ouvre un dialogue entre musique traditionnelle des Balkans et jazz. Il s’agit ici de musique électronique, de nappes sonores avec souffles, boucles, battements, zones internodales, autrement dit intervalles, ondes et fréquences que pourraient figurer les parenthèses du titre, comme à la surface d’un liquide où, infime et intime, une voix sans rien qui pèse ou qui pose lance à la dérive des paroles flottantes pour une écoute flottante, loin de toute charienne parole en archipel ! La lecture peut accompagner l’écoute : https://soundcloud.com/edwin-buger/sets/zones-internodales-par-marie-delvigne-et-edwin-buger-1. Elle peut aussi s’emparer des propositions écrites, beugler à qui mieux mieux (Marie Delvigne, en exergue : « J’aime l’hybridation des genres des styles et des vaches qui beuglent à qui mieux mieux ». Elle ajoute : « y’a pas de limites au démantelé »).
Sous le titre Cor-c, où l’on entend corset ou corps c’est, le premier vers redouble le premier titre de Marie Delvigne, rouge (éditions le bord de l’eau, 2004), où mort et vie s’étreignent amoureusement. On lira plus loin : « je mords, tu mort, il mordre (…) je morde, tu mortes, il morse ». Ici, le « rouge-rouge » renvoie à l’ « acuité » d’une « torture qui se triture sur les papattes », le « noir-noir » à la « pourriture de // en moi ». Le « rouge / ou blanc » compose un « kakachrome ». Volens nolens : « sangui & nolante ». En un jeu de « cache-cache tampon », de stop ou encore (« arrête arrête / et puis continue si ça te dit »). Le soin de soi (« j’aime mon corps ») alterne avec l’invitation : « Je vous le donne > écrivez-lui>> ». Le corps, l’ « Extime / Intime », est à la fois limite (corset) et « démantelé » sans limites. Troué comme une passoire par la mémoire et par l’oubli : « ma langue papille / et je me souviens du goût ancien de / la chicorée / ça passe par les narines aussi ».
Quand elle écrit « j’échoue / comme un bébé / je suinte de tout bord j’agonise / bébé à l’eau / y’a trop de bobo // je rogne jusqu’à l’os parce que / y’a pas de bonbons / (…) / ça sent le doux désastre / (…) / je mange mes restes // je suis figée », Marie Delvigne se souvient peut-être de son hommage à Hélène Mohone dans le bel ouvrage collectif édité par La Cabane en 2009 : « Et puis le bébé, la vie qui devrait grandir, s’épanouir (ce bébé grandira-t-il ?) (…) mais la question obsédante du trou —du trou de chaussettes, du trou de mémoire—ressurgit (…) Cette mémoire d’un ailleurs figé, perdu. Empreinte en mémoire que les vivants doivent porter (…). Tension constante entre la vie et la mort, question du désir. Chez Hélène Mohone, il faut gratter la chair, il faut la gratter jusqu’à l’os pour en faire un tas d’os ».
On se baigne et on ne se baigne pas deux fois dans le même spectacle érotique de la mer : « les bruits avortés de la mousse en haillon / la rosée fouettée de l’océan / premières amours de Vénus perdues ». Ni dans la même symphonie érotique, la même « nymphonie », la même « noumbala à baobab », à « jéroboam bao boa » où « l’orchestre va tout casser / va tout casser / a tout cassé ». Le « sextuor / six tuors six tueurs » où avec l’amant « aboie l’enfant mort avant que d’être né ». Le « désir d’aimer en bruitements lourds dingues / des femelles af / femmées ». Où « ça berce le bébé / l’élément à bercer au ventre ».
Dans le texte imprimé, « l’âme pose la question de la présence au monde ». Dans l’expérimentation sonore avec Edwin Buger, « distance » remplace « présence ». Hésitation ? Ou plutôt impossibilité de séparer l’une de l’autre ? Celle qui « reste au soleil / décousue recousue » flaire la douce « odeur de l’ombre », odeur « du soleil trépassé ».
Le vers « le cœur est anal » peut rappeler le « cœur volé » de Rimbaud, ce « triste cœur » qui « bave à la poupe ». Dans un « abécédaire mutant », à la lettre K « Ken le bellâtre" est renvoyé à un « kakadoi affriolant ». À la lettre Q, « queue ! Que de foutaise ! ». À Z, « Zem Z’aime pas / Zone séminale / Z comme Zorrrooo avec son biau capiau / Zob de bobo : le zob a bobo ? ». Flottantes mais drues, les répliques !
Mais « tout ce que je pourrais dire / tout ce que je pourrais faire / tout ce que je pourrais écrire / ne changera rien pour moi ». Pour confirmer et pour compléter, souvenons-nous de ces phrases d’un « Qui vive ? » pour Hélène Mohone, où Marie Delvigne parlait aussi pour elle-même : « Le corps est palimpseste. On écrit et ça s’efface alors on ré-écrit encore, en-corps… ».
Rappel : La fille qui … de Marie Delvigne