Zones d’admiration de Jean Esponde par François Huglo
Comme les deux dessins de Johanna Lanternier qui l’illustrent, le livre de Jean Esponde « s’articule autour de la rencontre, chimérique ou réelle, et de son empreinte ». Son dessin, ou dessein, apparaît entre les textes écrits « d’après » de précédents ouvrages : La Crète d’Ariane et Minos – L’arrestation, Derrida / Kafka – Couleurs Harar – Une longue marche, Victor Segalen – Le barrage des Trois Gorges – Éphèse, l’exil d’Héraclite – Les derniers Grecs – Hébergements – Mourir aux fleuves barbares. Mais nul besoin de les avoir lus, ou de les relire, pour suivre ce trait qui les joint et les relie à d’autres, trait à la fois unique et discontinu produit par leur juxtaposition ou à distance, comme en pointillés. Les rencontres sont autant d’encoches : « quelque chose s’accroche étrangement, quelque chose de fragile », par intermittences : « de temps en temps », et par surprise, « altérité qu’il faut renoncer à maîtriser ». Le plus intime « s’introduit du hors champ », en un « voyage d’admiration » qui trace des « zones », des territoires à la fois géographiques, littéraires, poétiques, philosophiques, esthétiques, politiques, sans pouvoir les fixer ni les cerner.
La seule lecture des six titres du sommaire mesure l’étendue de ces « zones » libres sans laisser encore deviner « l’unique trait » du trajet : 1) Peintures (Laas Geel et Lascaux, Knossos et Phastos, Les abeilles, Shitao, Le portrait, Mucha, Frida Kahlo, Le corps apaisé, Les chaussures, La vie est un cut-up, Couleurs) – 2) Quatre poètes (Héraclite, Rimbaud, Segalen, Genet) – 3) Enseignement sans parole (Fa-Jung, Tchouang-Tseu, Ji Kang, Le monastère, Lao-Tseu, Héraclite, Post-Taoïsme) – 4) Guerres (Lao-Tseu, Les derniers Grecs, Chant pour Huo-Qubing, Le Duc de Chou, Colonisation, Makonnen, Dans les tranchées) – 5) Le Devenir (Héraclite, Tchouang-Tseu, Nietzsche) – 6) La civière. Mais la description de « la parisienne » de Knossos, « post-néolithique et pré-hippie », initie à « une raison poétique : jeu, fantaisie, plaisir de vivre, beauté des corps », au Jeu du Taureau de Picasso, et au souci partagé par les artistes minoens et le peintre chinois : « observe longuement pour que ton trait puisse être spontané, deviens d’abord ce végétal, et ensuite tu pourras le peindre ». Souci de saisir la nature « dans son apparence essentielle ». C’est sans doute le grand enseignement de Tchang à Hergé, mais ils n’apparaissent pas dans le livre d’Esponde.
L’unique trait, fil d’Ariane, celle qui défend la tradition minoenne contre Pétrarque qui l’adapte pour la plus grande gloire d’Athènes, fondée par « le trop sérieux Thésée » ? Elle rejoint Nietzsche et Héraclite qui écrit : « Tout ce qui est vue, ouïe, apprentissage par les sens, moi je le préfère ». Elle rejoint le Chinois inconnu qui, briguant l’admission à l’Académie impériale de peinture, « dessine quelques traits, presque négligemment (…). Son trait délié maîtrise l’encre et le pinceau avec une aisance devant laquelle les membres du jury ont l’impression de redevenir élèves ». Et voilà, signé Shitao ou plutôt « le moine Citrouille », son pseudonyme, l’unique trait de pinceau : « l’origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes. Si loin que vous alliez, si haut que vous montiez, il vous faut commencer par un simple pas. Ainsi l’Unique Trait de Pinceau embrasse-t-il tout, jusqu’au lointain le plus inaccessible ».
Frida Kahlo traitera de « bande de fils de pute lunatiques » et de « foutus intellectuels pourris » les surréalistes qui l’ont invitée pour l’exposer « distraitement ». Mieux vaut vendre, assise par terre, des tortillas sur le marché de Toluca « que d’avoir quoi que ce soit à voir avec ces connards artistiques de Paris ». Un trait commun avec Rimbaud, qui « préférera Harar ». Esponde le cite : « À toi, Nature, je me rends », pour saluer Héraclite et la « beauté du temps », celui de la nature, oublié par ceux qui « accumulent le leur ». Au berger, peut-être notre contemporain, qui déplore : « Ils auraient dû rester plus à l’écart de la colline, ne pas déboiser, ou moins bâtir, mais il y a trop de monde », Héraclite répond : « ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et sera, feu toujours vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure ». De l’Unique Trait à l’Un, « le seul sage », il n’y a qu’un pas, comme « des caravansérails croisés par Rimbaud dans la Corne d’Afrique » aux caravanes tibétaines décrites par Segalen : « Ils habitent sous les nuages et une mauvaise tente (…), ignorent tout de la Chine qui les méprise ». Et de ces caravanes à Segalen lui-même, pour qui le monde « c’est d’abord éprouver la distance à soi, étrangeté, interrogation du regard de l’autre ».
Un trait d’union entre Derrida et Genet : à leurs propres yeux, ils « existent en tant que noms, auteurs, signatures, exclusion, ce que produit l’exclusion ». Chez eux (mais pas chez Sartre) « le poétique —lilas, éclats— l’emporte sur le philosophique ». Pour Genet, les Black Panthers qui allaient « vers la métamorphose de la communauté noire » ont « vaincu grâce à la poésie ».
Les hommes se croient libres, écrivait Spinoza, parce qu’ils ignorent les causes de leurs actions. Tchouang-Tseu : « Vous avancez dans la vie sans savoir ce qui vous pousse, vous stationnez sans savoir ce qui vous arrête… et vous prétendez vous approprier quelque chose ». Conversant avec un moine taoïste, Esponde reconnaît : « Savoir ne pas agir, ce n’est pas facile (…). En Occident ceux qui nous dirigent pensent qu’en tirant sur une plante elle pousse plus vite ». Pour Lu Ji (262-303), « écrire est une joie en soi ». Et rien n’égale, pour Lao-Tseu, « L’enseignement sans parole / L’efficacité du non-agir ». Ainsi, « Un véritable vainqueur ne s’engage pas dans la guerre / Un véritable conducteur d’hommes se met au-dessous d’eux ».
Quand « la mort est un maître d’Allemagne », Paul Celan ne peut « que balbutier », car il redoute « d’étoffer la Peur par la Parole ». En guerre contre l’empereur Wou, le Duc de Chou arrête son char face à une grenouille qui se dresse sur ses pattes pour lui résister, puis arrête ses troupes pour l’aider à traverser, illustrant ainsi « son respect pour un caractère valeureux méprisant la mort », même dans un corps infime. Celui de Rimbaud sur une civière proteste désespérément par le devenir pierre de son genou. C’est sa « première reddition (…), la première fois qu’il se laisse porter ». Ce « conquérant sec et narquois, sans victime et sans étendard », est « toujours intact », comme ces Migdanes que tous méprisent, « mêlés à la végétation », qui « s’attaquent aux animaux sauvages les plus redoutables, se transformant eux-mêmes en appeaux », que Rimbaud appelle Tsiganes. Unique trait, ligne claire, clairement nomade.