Cuba, l'art de l'attente d'Eduardo Lamora par Christian Désagulier
au fond des regards il y a des mots et des silences, des silences qui sont aussi des mots qui sont aussi des silences de tout ce qui est tu..
aux bords des cadres aux polyèdres de mangrove et des barques louvoyantes, des poissons rectangles aux coins enfoncés, cornés, arrondis par le soleil qui suit sur son rail tropical de stations rouillées..
il y a une gare à fruits dont on découpe les trains au chalumeau..
pendant qu’au fond du ciel il y a une tache aveuglante dont on pense que c’est le soleil ce fruit toujours trop chaud pour être mangé tout rond, brûlant pour être découpé en morceaux à refroidir alors on se contente de la lumière, de son jus altérant..
le tout d'une île est tréfilé par les yeux, les bouches, tréfilé ce qui abonde encore, laminés les souvenirs glorieux, les bobines d’un film invisible..
blanche ou rouge, la chair et l'huile rares sont aussi des silences de faim..
des barques en panne sèche, des poissons pleins d'arêtes dans la gorge..
il y a des durées où ne bougent que les lèvres, des sons de mots d'il y a longtemps que le sens a séché où quand on parle il faut chercher les mots dans le dictionnaire de ceux à qui l'on parle, on ne sait jamais..
des statistiques d’optimistes mêlées aux chants des serins où de quotidiennes antiennes fabriquent du fer à partir du mot fer, où des usines de fruits produisent du jus de fer dans l’indifférence, grossissent les chiffres sidérurgiques..
il n’y a rien d’urgent, sinon de produire de la sidération..
les mots, les demi-mots, les silences, des semi silences de poissons qui auraient troqué la mer contre le ciel, l'eau contre l'air, essoufflés par rien..
des yeux qui sont des poissons qui auraient perdu leurs écailles aux caresses à revers, pleins de petits miroirs brisés avant même de tomber, où battent très loin au fond des rêves de papillons..
la preuve de la matérialité du temps y est apportée, soumis à la force la plus obstinée d'allongement, ce temps capable de toutes les strictions sans se rompre jusqu'à prendre le diamètre d'un bas de ligne invisible à force de fixité d’observation de l’horizon..
à quoi bon courir puisqu’il faut courir après tout ce qui tue le temps et tue le manque par le manque et calme ses crampes d’estomac aux infusions de passé insipides à force de faire infuser les mêmes illusions..
coincés entre ciel et mer, résignés d'espérance : il ne faudrait pas que tout ça pour ça car on ne déplace pas une île à la rame ni même une plage de sable à la pelle : demande aux marées comment elles font pour faire semblant de nous rapprocher..
il y a toujours beaucoup de lumière mais aux couleurs désormais ralenties par la longueur de leurs ondes vagales, une lumière résignée d'yeux agrandis à force de regarder ni le ciel ni la mer mais le pli que l’un et l’une font, font, font, et puis demeure..
yeux accrochés à l'hameçon de la ligne d'horizon, tu me regardes, toi qui n’es pas la prise mais l'appât intouché, inmordu, fatigué, exténué, qui crochet en bouche bouge encore un tout petit peu, ramasse dans tous les coins de toi toutes les miettes de flexibilité, on ne sait jamais..