Fin de siècles par Christophe Stolowicki

Les Incitations

09 mai
2020

Fin de siècles par Christophe Stolowicki

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Comment oser glisser mon obole ?

Grandeur et misère de Proust. Contraste entre l’un des souffles le plus mesurément longs de la littérature française et un asthme chronique. Entre les plongées en apnée réflexive et les dialogues, respiratoires de gaîté et d’esprit (« un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de son visage aimantés, accouplés dans le réseau de son animation »). Entre la puissance, la justesse d’analyse que Freud eût pu envier et la pauvreté érotique d’une vie. Même si « la vraie vie c’est la littérature », Proust, quoique reconnu in extremis, peut figurer comme l’un de ses plus flagrants martyrs.

Contraste entre le demi-juif ami de Léon Daudet (l’un des fondateurs de l’Action française), chargeant un malheureux Bloch de toutes les laideurs morales, et l’homme d’honneur qui se bat plusieurs fois en duel lors de l’affaire Dreyfus, et dresse de Swann un portrait intime, pur reflet de la mondaine, érudite en peinture part de soi. Abysses entre la pruderie bienséante du Narrateur (eût-il été bien convenable de laisser Saint-Loup utiliser le téléphone de son père pour appeler sa maîtresse ?) et les mœurs sur le tard de Charlus, le double évacué de l’écrivain. Entre les bons sentiments, son antienne, et l’anecdote des souris blanches figurant père et mère taquinées en cage avec un objet pointu pour un orgasme difficile.

On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ? Que si.

Le « sadisme » émanant d’une âme vertueuse, comme dans la scène épiée de la profanation saphique par Mlle Vinteuil du portrait de son père, reste un rituel timide, très inférieur en cruauté à la simple indifférence.

De suivre une syntaxe tout en rétentions dans une langue d’explicitation maximale porte la récompense d’adhérer à l’entêtante musique intérieure (« phrases musicales […] Nous périrons, mais nous avons pour otage ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable »). Ductile, la métaphore passe par tous les registres avec une prédilection pour le scientifique (« une qualité inconnue, analogue dans le monde des émotions à ce que peut être dans celui des couleurs l’infra-rouge »), un éclectisme dans le choix des sciences, algèbre, mécanique des fluides, éthologie avant la lettre, à seule fin d’apprivoiser le secret des arts. Par exception, parce que symphonique, une emphase familière (« il leur a survécu, le plaisir que j’éprouve […] à me revoir causant ainsi avec Mme Swann, sous son ombrelle ») tranche sur l’observante correction habituelle pour annoncer en coda la fin de À l’ombre des jeunes filles en fleur. L’amplitude psychologique (« Elle faisait partie d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît ») toujours générique et profonde, rebattant les cartes. Donnée à humer la matière même du Temps, « saupoudrée [...] d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote ».

Sans revenir sur la madeleine initiale de La Recherche, Le Temps Retrouvé développe d’entrée à sourdes reprises le thème (un peu provocant quand on a lu la merveille) de l’incapacité d’écrire, de n’être pas fait pour cela et d’en prendre son parti mondain – marquant bientôt une pause avec une longue citation du Journal des Goncourt où l’on retrouve les noms de nombreux personnages de Proust, cueillis là, Journal dont les phrases bien syntaxiques ont un tempo proche du sien, dont l’écriture artiste, le regard artiste tout en raffinements de délicatesse ont part aux siens qui cependant en diffèrent radicalement, autant que des phrases affectées de Bloch dans Du côté de chez Swann  : Proust introduit toujours dans ce que l’art a de plus subtil une exigence intellectuelle, desserre le dilettantisme d’un tour de clef de généralisation, d’abstraction en largesse en passant à un degré d’équation supérieur – se gardant toutefois de toute théorie, vue comme une étiquette laissée avec son prix sur le vêtement. Plutôt que de faire rouler des perles, filtrant l’ambre gris.

L’emploi fait de « poétique », à maints propos diffusé sur tous objets comme dans l’usage contemporain, rend difficile de définir l’indéniable poésie sans laquelle le grand œuvre romanesque courrait tout en volutes de plain pied comme La comédie humaine son modèle – en son cœur d’Illusions perdues dont le personnage central, Lucien de Rubempré, baptisé poète, est tenu à bout de bras par son balzacien pygmalion Vautrin. Ici la poésie latente, suspendue, constamment réfrénée par une capricante exactitude et les chutes ou torsades d’un humour à plusieurs temps, jaillit intempestivement au détour d’une proposition doublement subordonnée tel un chemin de traverse, quand « nous commencions à jouer sur la pelouse, faisant envoler les pigeons dont les beaux corps irisés qui ont la forme d’un cœur et sont comme les lilas du règne des oiseaux, venaient se réfugier[…] » ; à fleur de substrat, une gravité rassemblant la couvée des aigus comme une poule ses poussins ; substantielle, d’intériorité creusée décreusée, soit décruée comme une teinture acide rongeant son tissu.

Psychologie toujours doublée, entée d’esthétique (« peut-on séparer l’aspect de M. de Charlus du fait que les fils n’ayant pas toujours la ressemblance paternelle, même sans être invertis et recherchant les femmes, ils consomment dans leur visage la profanation de la mère ? »). Les réitérations (la même culture picturale chez Swann, le Narrateur, le peintre Elstir ; la même mise au ban de la petite société des Verdurin, à larges intervalles, avec la même vulgarité, le même snobisme ignorant, de Saniette, reçu un peu par charité, puis de Swann, de Charlus, ceux-ci d’un milieu très supérieur, ne fréquentant les Verdurin que pour y rencontrer leur amour, et bafoués dans cet amour) nous imprègnent sur le long cours comme des anaphores. La pêche érotique tourne en quête amoureuse quand « s’interpose […] le remous à la surface duquel viennent affleurer, sans que nous sachions bien ce que nous voulons en faire, le poli d’une chair, l’indécision d’une forme, dans la fluidité d’un transparent et noble azur. » L’intériorité le « berceau de verdure [dont] un mince liseré spirituel [… ] m’empêchait de toucher directement la matière ».

On salue en Nietzsche le dernier philosophe (« Œdipe, ou le dernier homme ») de l’histoire de la philosophie. De quelle fin de siècles caractériser Proust ?