JEAN-JACQUES par Christophe Stolowicki
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. » Soit le récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes. Soit « un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. / Moi, seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun ».
Peu importe que je me leurre sur mon cœur et méconnaisse les hommes, la cinquième symphonie est lancée. Quatre coups, qui seront répétés sur tous les registres, ouverture et final emmêlés, démêlés, lèvent le rideau. Je me suis fait moi-même, il y a eu et il y aura encore des milliers de princes, il n’y a qu’un seul Beethoven.
Confessions : la fiction l’a lâché.
Il est si naturel à présent de dire sa vie, autobiographie sans divan, légère autofiction plutôt que roman, comme le sujet que l’on connaît le mieux (Alphonse Allais), qu’on ne réalise pas combien la démarche de Jean-Jacques, différente de la pratique séculaire de la confession, est nouvelle, pas naturelle, d’une présomption délirante, d’une fraîcheur acquise : un homme, seul, face à l’univers de ses potentiels lecteurs, érigés en juges en lieu et place de l’Éternel. Que confesse et être fessé partent chez lui d’un même mouvement ne donne pas la mesure de toute la nouveauté d’une conscience individuelle. Peu importent ses effusions morales, son expédiente mauvaise mémoire servant des arrangements romanesques (« L’amour arrangea tout et les deux mariages se firent le même jour » alors que cinq ans séparent les noces de ses parents de celles de ses oncle et tante), ses omissions et ses mensonges toujours sincères – se déchire en lui ce qui rendra si déchirante La bâtarde de Thérèse Leduc. Même Sade, si justement apparenté à lui dans sa généalogie par André Breton et autrement lucide et prescient, ne pousse pas ses antennes aussi radicalement comme précurseur de Freud.
L’atome a lâché ses quarks, s’est fragmenté et dissous, l’individu demeure, ou plutôt advient.
Le contrat social, aussi faux et absurdement reconstruit dans sa postulation aux débuts de l’Histoire que le démontrera Ardrey, reste un contrat, entre individus. La nouveauté est l’individu, non la fin de l’Histoire.
Tout dire, ne rien cacher de ce qu’une résistance ferait omettre. On n’en est pas là. Mais romancier célèbre, dont d’inaccessibles belles dames s’enchantent d’être sa Julie – au risque de tout perdre, tout dire en commençant par le début. Et les débuts sont longs à dissiper les ténèbres de l’amnésie, il n’est pas Mishima dont le premier souvenir (érotique) remonte à ses trois ans. « J’ignore ce que je fus jusqu’à cinq ou six ans ; je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est de ce temps que je date sans interruption la connaissance de moi-même. »
Γνϖθι εαυτον, connais-toi toi-même : on n’en est plus là, on n’en est pas encore là, on y est en plein – on n’y sera jamais. Quand (« Jamais l’instinct moral ne m’a trompé ») raison et sentiment font si bon ménage.
« Comme Mlle Lambercier avait pour nous l’affection d’une mère, elle en avait aussi l’autorité et la portait quelquefois jusqu’à nous infliger la punition des enfants […] j’avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de désir que de crainte ». Nous ne connaissons les débuts de Sade que par des témoignages, les confessions de Saint-Augustin ne sont qu’une profession d’apostolat, c’est Rousseau qui inaugure le récit de première main, celle qui donne la fessée.
Quand on a perdu sa mère à la naissance, que d’autres « mains qui m’ouvrirent les yeux […] pourront me les fermer à ma mort », mieux vaut une punition que l’indifférence et rien n’est plus simple que le masochisme, comme en évoque mille cas Boris Cyrulnik. Sacher Masoch est un usurpateur, au sadisme eût dû répondre un rousseauisme.
En un siècle où tous ceux qui savent écrire versifient et rimaillent, y compris la mère de Jean-Jacques dont il cite de détestables vers – enfin un peu de prose à cru, aussi déliée et plus crue dans son fond que les mots de Sade.
« J’ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce qui est ridicule et honteux. » Par son courage d’artiste, Rousseau est l’égal de Sade.
Depuis que Les confessions sont achevées, six ans ont passé. Le mot seul, qui signait sur le mode de la connaissance la souveraineté accordée en partage à l’individu, a diffusé ses poisons intus et in cute, selon un prémonitoire exergue. Les rêveries du promeneur solitaire débutent par une adresse aux hommes (« Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même ») qui isole autant Jean-Jacques de l’humanité que tous les bannissements. Il suffit de refuser à paranoïa sa teneur clinique pour comprendre qu’en Rousseau elle est fondée, juste, vraie, et qu’il délire (si peu) parce qu’il préfère ignorer que son œuvre a défié et ne sait pas combien elle ébranle l’ordre de son temps, qui ne peut que le réellement persécuter.
Alors que « Je ne connaissais rien d’aussi charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose », l’un encore de ses paradis perdus à paliers de dégringolade quand l’auteur s’affirme, Jean-Jacques n’a pas besoin d’être juif pour être réduit sur ses vieux jours à l’état d’Errant, partout interdit de séjour, voué sous son habit d’Arménien (commode à ses calculs) à l’exécration des masses, harcelé, caillouté de loin comme l’Antéchrist puis chez lui la nuit. Cela déclenché – quand Voltaire, jouant d’un ironique athéisme, finit sa vie honoré – par la Profession de foi d’un vicaire savoyard, simple déisme, autrement redoutable en l’état des mœurs de l’époque, et qui sera celui de Robespierre.