Philippe Sollers, incursions par Christophe Stolowicki
Roman sur roman, affichés romans, sous-titrés romans, qui sont poèmes tournés en romans, dénégation dérision affirmant le poème. De Parc (1961), encore tel quel à robe grillée, grille d’émotive action qui se suspend à son seuil romanesque (« Dans la salle à manger où je rentre maintenant […] le repas froid a été préparé sur la table : la carafe d’eau et la bouteille de vin, le saladier, le plateau à fromage sous son globe de verre, la corbeille à pain, le compotier de porcelaine où sont les pêches, les poires, les abricots ») de nature morte retenant son haleine ;
en Paradis (1981) au « stockage nappé du langage » qui « projette sur ma vue aveugle ton ombre comme un joyau suspendu dans la nuit des nuits qui rajeunit le vieux fond jauni » d’un texte compact sans solution de continuité, où toute ponctuation ou majuscules ont été abolies mais que de verve serve aboli le servage traversent, récurrents, étirant le grand écart, l’infra-physique et la pornographie, la psychanalyse des sphères et le journalisme politique dans toutes ses logorrhées d’abois ; qu’émaillent les proverbes demi-comptines ; quand entre l’ange et la bête à écrire la machine l’âme échine ; qu’à bout d’expiration le poète reprend souffle dans le latin d’église de son adolescence, ou dans quelques bribes d’anglais, d’italien, voire d’hébreu ;
latin où l’écrivain a découvert son nom d’auteur sollers, sollertis, habile, industrieux, sollertien ; sollus ars, tout à son art ;
quand fluctuent rimes plutôt en fins tressautements qui fond amènent que martèlement, qu’âme hors élément, que transbordement massif ;
« faune flore folklore » ; « sempaternitas en feed-back » ; « à se demander si ce type n’incarnait pas un lapsus généralisé des synapses » ; « on voit la névrose dans l’œil du voisin et pas la nécrose dans le sien » ; mais « je ne peux pas considérer comme libre un être n’ayant pas le désir de trancher en lui les liens du langage » ou « faut-il manger ce temps qui s’ébrèche qui s’ampute à brèche » quand « vous trouverez tout à la samaritaine […] s’agissant du peuple élu hélé éludant l’ellipse » ;
enculer occulter c’est tout un mais la langue
en des concentrations déversoir semant ses asphodèles, ses fidèles et ses effrangées ; ceux (tropes) qu’un coup de torchon balaye jusque dans les étables, qu’une élévation lévitation dépose comme tables de l’aloi ; inventive de se dépenailler, déchaînée d’avoir perdu ses copules, se distordant dans les registres les plus inconciliables, (« notre agent sigmund 007 poursuivant son moïse »), dans son surinvestissement colossal ; un texte de poète tout sauf poétique ;
quand « écrire relève de la terreur, qui ne la subit pas n’écrit pas » ;
tout en Femmes (1983), en filigrane un traité du vaste amour, mieux que libre, libertaire, délibéré, voire conjugal, traînant ses guêtres et son non-être en spasmes que transes graissent ; libéral, œdipien, hétéromane surtout ; donjuanesque à donjuanes plutôt que béjaunes en fleur, que capsules en bouton ; aux boutonnières fleuries de l’Aphrodite pandémienne et de la Vénus d’Île dans l’océan des mots ; mis en tension par un tapis de points de suspension qu’il reconnaît tenir de Céline dont il est la rédemption en Sion ; sa montée en trois points alternant avec le retour au point à point, avec l’appoint du point-virgule quand la poigne se desserre ;
torrentiel de torts en ciel de phrase
et de justesse en gageure récidivée : « On dit que certains corps mentent comme ils respirent… Elle réussissait, elle, ce prodige, ce numéro de haute voltige psychologique de respirer comme on ment… » ; « Elle n’écoute jamais ce que je dis ou presque. […] Quand elle écoute, c’est pour entendre ce qu’elle dirait si elle était à ma place » ;
« lesboïde », « sodomien », droit descendu des salops et salaudes d’Apollinaire ; le regard de lecteur d’une culture organique comme seul peut-être Barthes ; pour modèle Ulysse, le héros d’endurance (sexuelle), séducteur de nymphes et d’une déesse – n’aspirant qu’à retrouver Pénélope ;
d’allègres santé, tempérament ; vif à de tous bords de l’être, qui bordent l’être comme un enfant gâté ; donnant volontiers la clef de son art : une éponge (« Les grands artistes sont d’abord des mimes […] Le mimétisme est la base nerveuse de tout »), cette éponge alerte qui lui a permis, fils de famille, de mettre en phrases le marxisme à son entrée en littérature, puis de le balancer d’un léger mouvement d’épaule ;
en regard, romancier accru à cru : reporter jusque dans l’autoportrait tout en anecdotes érotiques, au filtre d’une intériorité à multiples strates ; (d)écrivant un match de tennis à la télévision, superficiel de grand fond, comme le combat du Bien et du Mal dans toutes nos ambivalences ;
épinglant au passage les gourous qui sévissent sur l’« immensité de crédulité à exploiter… On prend le ton “au-delà” » ; le règlement de comptes avec Lacan plus complexe, entre puissances qui règnent sur le même terreau ;
son goût musical éclectique labourant large ; Scarlatti, sa gaieté d’arlequin, sa nostalgie à fils d’or, revenant aussi souvent qu’à mon tour ;
son catholicisme d’éducation, culturel, sociétal, celui de l’Évangile de Jean, à la mort d’un ami homo déployant ses paroles sacramentelles ; catholicisme paradoxal, aussi revendiqué que la liberté d’esprit et la geste érotique, comme ancêtre je ne lui vois que Barbey d’Aurevilly, bravoure intellectuelle et passion du voyage en guise de panache ;
paradoxe des paradoxes, bon époux et bon père de famille d’un fils unique, cinq ans à l’époque, qu’il exerce gentiment aux arts martiaux à tuer le Père ;
jusqu’en Paradis 2 (1986), retour au poème compact mais dont l’absence de ponctuation adopte à la butée répétée un rythme plus ample, cette houle complexe des Concertos brandebourgeois de Bach, des mots-clefs remontant dont le principal est « dessous », en une mise en abyme d’abysses, sujet soi, objet soi, propos soi, mise en soi et en bière des mots sis sur eux-mêmes, toupie ou bilboquet, de verve à présent « omphalnouménale » ; hoquetant disque rayé jusqu’à s’en relever d’un grand souffle d’expiration qui le lisse et fasse repartir, à bout de rifs comme Thelonious Monk ou Wes Montgomery au fragile zénith du jazz ; créateur formateur fornicateur de langue à désinences résilience que veux-tu ; lâchant bride, en guérisseur antipsychiatre, à « une sorte d’eczéma verbal en somme ou mieux encore d’allergie de verbophagie » ; les associations les plus saugrenues incongrues désormais grenues ; à bris de phrases descendu dans la grotte de Lascaux de la langue en apnée, en apesanteur de syntaxe dont ressortent les myriades de mains apposées sur les siècles de stèle en stèle plutôt que telles quelles ;
la langue non plus matière mais motrice, mais matrice ;
encore haletant de Femmes « il sait tout sur l’entrée morgane il les connaît toutes nymphes chouettes sorcières princesses fées poupées traînées salomées il en a la science en fourrés c’est chez lui qu’elles passent les lundis après les congrès » ; « il faut qu’elles fassent tout la miss par devant et la solemnis par derrière » ;
récurrent le plein du plein de l’Isa Upanishad, en un gai rejet du marxisme obligé de sa jeunesse, après s’être repu de « masses », « titre du film la rentrée du bétail au bercail » ; après un petit intermède pornographique, « silence de l’eau dans les yeux comme c’est léger le retour de l’axe à son axe » ;
en creux de langue monocorde un dernier de cordée, où les derniers seront les premiers ;
quoique n’employant pas le mot, plongé par son écriture dans l’espace-temps mieux qu’un Philippe Tesson qui en abuse, Philippe Sollers ne peut être lu qu’aux heures d’éveil et de grande attention, de fulgurante attention comme un poète, et non distraitement comme s’y prêtent la plupart des romanciers.
-------------
Le Parc, Seuil, 1961. Paradis, Seuil, 1981. Femmes, Gallimard, 1983. Paradis 2, Gallimard, 1986.