Volée de siècles par Christophe Stolowicki
Du Paradis perdu l’homme fut chassé sans transition. Mais à l’âge d’or, selon Ovide, succèdent celui d’argent, celui de bronze, enfin celui du fer instrument des crimes qui portent leur châtiment – le déluge dont ne survit, comme au sortir d’une guerre nucléaire, plutôt que Noé et son échantillonnage du vivant, qu’un couple de Titans qui repeuplent la terre, licence à eux donnée par Jupiter et première des Métamorphoses, que soient (r)habillées de chair douce des pierres, vues comme les os de notre planète maternelle, à l’instar des compagnons d’Ulysse, pourceaux réveillés de leur torpeur. Suivent les métamorphoses de nymphes qui en vachette, qui en laurier, poursuivies de leurs ardeurs par Jupiter ou Apollon, de sa jalousie par Junon, la Muse relâchant d’un cran.
Inopinée chaque métamorphose, une chute, l’envoi surprise d’un sonnet.
Né poète dans ses accomplis amours de jeunesse (La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur, / Elle s’était dépouillée de tout bijou altérant sa naïve beauté), Ovide, qui a connu cet âge d’or quand Baudelaire, adepte d’un plus clair métal, transite vers notre âge de bronze d’un érotisme du dénudement – rend dans Les métamorphoses son tablier d’exil en embrassant toute l’histoire de l’être et de l’homme. Nul ne fait rejaillir comme lui sur un mot tournant l’univers poétique où se mouvaient nos Anciens. Métamorphoses à prendre comme métaphores, à la lettre non au mot. Qu’est « discors concordia », la paix armée idoine aux amours, sinon un parfait oxymore, le compas resserré par Lucrèce, desserré par Virgile, trouvant en Ovide son bel angle d’attaque, matériel sans matérialisme, légendaire avec humour.
Le reconnaîtra-t-on parmi nos constellations ? Je penche pour celle de Castor et Pollux, de pollution sacrée en castration le poète propulsé au firmament.
Paradoxe que la prosodie grecque et latine – la latine du moins, tout élève des bons pères la biberonnait avec les exercices pieux – désormais enseignée tard dans un cursus d’études, trouve enfin au 21 ème siècle des traducteurs de son rythme, Guillaume Boussard, Emmanuel Lascoux, Philippe Brunet, dans des récitals où Homère ou Lucrèce sont scandés, étirés en bilingue avec accompagnement musical, la traduction revenant à ses origines orales ; Les Métamorphoses d’Ovide rendues en vers par Marie Cosnay dans un français contemporain quand tout le vingtième siècle est imprégné des charmantes pudeurs d’enseignant ou prudes latinismes des traducteurs Budé aux Belles Lettres (utinam : plaise aux dieux, plût aux dieux, puissé-je – rouvrez votre Gaffiot – alors que si seulement le rendrait tout simplement) ; le travail colossal d’établissement du texte ayant entraîné la traduction des vers dans une prose plus scolaire qu’universitaire.
Soit trois poètes latins, Lucrèce, Virgile, Ovide, que tout oppose mais que réunit le mètre élu, l’hexamètre dactylique, celui d’Homère, celui de l’épopée, au rythme ample et aux seules clausules intempestives, exercice de respiration suscitant une récitation ondulatoire tant en grec qu’en latin (la traduction de Lucrèce par Guillaume Boussard aérant le texte, permettant qu’il respire). Virgile fait feu de toutes ficelles entortillées, lui qui ne pouvait composer sur un autre tempo L’Énéide, cette odyssée à la gloire d’Auguste écrite par un poète de cour – curieusement celui des trois qui avec l’hexamètre dactylique prend le plus de libertés, clausules rares et variantes spondaïques, complexités rythmiques dont se régalent les latinistes, cabotin se calquant sur les émotions qu’il décrit, notamment au livre IV où Didon exhale toute sa douleur et sa rage, alors qu’il aurait pu être le plus proche d’Homère. Lucrèce, ce méconnu dont son éditeur, Cicéron, a préservé la mémoire dans les siècles des siècles, traduisant en vers latins d’épopée philosophique le prosaïque mais intellectuel matérialisme d’Épicure que rassoit le concret parti pris des choses romain, fait œuvre autrement originale. Guillaume Boussard s’avance-t-il quand il soutient que le poète a réussi à rendre jusque dans le rythme de ses phonèmes « la conception d’Épicure de la structure de la matière comme jonction disjonction » ?
Ovide débute les amours, son œuvre de jeunesse où il pratique une poésie du vécu préfigurant Baudelaire, en plaisantant sur le changement de métrique que lui impose le facétieux Cupidon en lui dérobant un pied – celui qu’il récupère dans son opus final d’aède en exil, chassé de Rome pour on ne sait quel motif par le mauvais goût d’Auguste.
Un riche inconscient n’est pas donné à tous. Ce qu’écrit Virgile est intentionnel, rien n’excède sa personne,– quand nous baignent de jouvence les deux génies, si opposés et de même tempo formel rapporté, de Lucrèce et d’Ovide.
Sida, Ebola, Covid 19, nous sommes beaucoup trop nombreux sur terre, cela crève les yeux d’Œdipe comme le nez fors la figure et au milieu de nulle part – anywhere out of the world : tant dans l’Enfer que dans le volet central de son Jardin des délices, Jérôme Bosch l’exprime déjà, en toute inconscience, dans l’innocence inimitable de ses Adamites, il y a une volée de siècles.