An die Musik par Éric Houser
Je me demande si toutes les personnes qui étaient à la Philharmonie mardi soir, pour le Requiem für einen jungen Dichter (Bernd Alois Zimmermann, 1918-1970) ont comme moi accolé les deux mots, « musique » et « politique ». Il me semble que cela s’imposait comme une évidence. De cette œuvre culte (jouée paraît-il tous les 20 ans en France, et la première fois en 1995 avec Michael Gielen), je ne pourrai pas parler ici sur un plan musicologique. D’abord parce qu’une seule écoute est très insuffisante pour approcher le détail de ce chef-d’œuvre, et puis je suis seulement un amateur. Ce que j’ai envie de dire en revanche, c’est quelque chose sur le rapport entre une œuvre musicale et le politique, parce que cela peut faire réfléchir au rapport entre une œuvre écrite et le politique (Sitaudis étant plus spécialement dédié à la chose écrite).
Personnellement je récuse le terme d’engagement, dans les expressions telles que « c’est un auteur, un écrivain, engagé », qui est comme une étiquette paresseuse. Dire engagé, engagement, je trouve que ça ne fait penser à rien, ça ne dit strictement rien. Donc je ne dirai pas que le Requiem est une œuvre engagée, ni que Zimmermann était un compositeur engagé. Comment peut-on ne pas être engagé dès lors que l’on produit quelque chose, quoi que ce soit, dans l’espace public. N’importe quel poète de sous-préfecture a droit à être considéré comme engagé, Pierre Soulages est un peintre engagé, Glenn Gould était un pianiste engagé. Si tout le monde (j’entends : ceux qui produisent quelque chose de matériel ou d’immatériel qui est ensuite reçu par d’autres) est engagé personne ne l’est.
Mais le mot « politique », oui. En ce qui concerne l’œuvre de Zimmermann, la pertinence de son emploi saute aux oreilles. Malgré un livret pléthorique, les choix citationnels du compositeur (puisque c’est un principe d’organisation de la bande-son vocale et chorale) sont loin d’être arbitraires : depuis la révolution de 1917 jusqu’à Prague 1968, la ligne historique qui correspond à la vie de Zimmermann (il se suicide en 1970, n’ayant pas pu assister à la création en 1969, avec Michael Gielen déjà) déploie dans un apparent désordre son cortège d’événements collectifs exaltants et tragiques, une sorte de crescendo dans le sombre jusqu’à l’effondrement final. Il couvre presque tout le siècle. Je cite le petit livret de présentation qui était donné aux auditeurs : « un brutal accord de l’orchestre introduit le dernier cri, les chœurs hurlant, con tutta la forza, un saisissant Dona nobis pacem, sur une harmonie incluant toutes les notes de l’échelle chromatique, une totalité atteinte, en laquelle l’œuvre se délivre, désespérée, constatant l’impossible dialogue avec Dieu – effondrement du monde et de soi » (Laurent Feneyrou, qui a établi et coordonné le livret, recueil de toutes les citations convoquées). Pour ma part, je décrirais la sensation éprouvée comme celle de quelqu’un qui aurait reçu, pendant un peu plus d’une heure, une tonne de charbon (de la Ruhr) sur la tête. Alors je ne dirais pas que c’est précisément agréable, angenehm, l’intérêt est ailleurs. Ce n’est pas une musique d’agrément (mais de même que Kommunisten, l’un des derniers films de Jean-Marie Straub, n’est pas un film d’agrément). Je crois que l’intérêt du Requiem c’est d’opérer comme (ou de viser à opérer comme) une prise de son totale, synoptique, sur l’époque moderne ainsi périodisée (une période un tout petit peu plus courte que celle que décrit Alain Badiou dans son livre Le siècle, c’est normal parce que Zimmermann n’a pas atteint le dernier quart du 20ème siècle), avec aussi le mélange qu’il fait de citations explicitement politiques (discours d’Imre Nagy, de Dubcek, d’Hitler, de Chamberlain, de Papandréou, allocution du pape Jean XXIII) et de textes de la littérature (Joyce, Pound, Eschyle, Maïakovski, Schwitters…). C’est je dois dire assez terrible, accentué par le dispositif spatial (deux chœurs sur les côtés, orchestre et solistes au fond sur la scène, plusieurs sources dans la salle pour les 8 pistes des deux bandes magnétiques, 4 chacune) qui nous enserre, tassés au fond comme dans une cour fermée surmontée de miradors sonores.
Est-ce que c’est dire qu’il s’agit de musique politique ? Je ne dirais pas cela, il y a une gêne à utiliser l’adjectif « politique » comme épithète ; peut-on mieux s’en sortir en le voyant plutôt comme attribut ? Mais ce qui est préférable c’est d’user du terme « politique » non comme adjectif, mais comme nom. Dans le Requiem, on pourrait dire que le politique n’est pas présent seulement comme thème, ou illustration (même si l’on fait facilement un lien entre le chaos historique et le chaos musical, peut-être pas plus qu’une métaphore ; et j’ajouterais que le niveau sonore élevé, con tutta la forza, reflète si l’on peut dire le niveau insoutenable, terrorisant, des discours et des actes dont ce siècle particulièrement barbare aura été le théâtre, en avant-goût de l’actuel). Mais comme méthode, parce que l’art du compositeur c’est aussi (comme celui du chef d’orchestre, à un autre niveau) traiter (avec) les masses, les singularités, les faire ressortir, les assembler et les décomposer. Et cet art il le partage avec l’acteur (le dirigeant) politique (voir, pour le chef d’orchestre, le fameux Prova d’orchestra de Fellini), le révolutionnaire, le dictateur. Et de ce point de vue, on doit bien admettre que l’écrivain, le poète, enfin tous ceux qui opèrent dans l’écriture, sont plutôt en retrait, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont inoffensifs. Ils peuvent être offensifs certes, les écrivains (je ne parle toujours pas d’écrivains « engagés ») mais il y a la médiation d’un type particulier (je n’évoque pas ici ce qui peut se passer au théâtre ou avec les performances ou certaines lectures publiques) qu’est la lecture, qui ne favorise guère la dialectique masse/singulier. Je ne peux que laisser cette question ouverte, pour ma part n’ayant pas d’idée précise sur le politique dans l’écriture. Je ne parviens pas à me départir d’un certain scepticisme, un scepticisme désolé, sur ce point.