À tout moment par René Noël
Godard, échange entre Philippe Blanchon et Jacques Sicard qui trouvent une forme sportive adaptée à leurs vues où l'un répond à l'autre, un mélange de jeux de balle au pied, de calcio, Jean-Luc Godard adepte du jeu d'attaque, d'effacements des adversaires, de percées par les ailes et de rugby où les envois ne sont pas réactifs entre les deux écrivains alpinistes singuliers, cadrages et débordements proches du cavalier du jeu d'échecs par messageries électroniques, le sport sujet et objet d'inserts, de réparties dans de nombreux films du cinéaste. Jean Luc Godard lui-même entre Francis Picabia, René Clair, les Marx Brothers, Robert Aldrich, Frank Capra..., ne crée-t-il pas En quatrième vitesse une ligne générale à part faite de sorties, d'intrusions et de contours entre cinéma d'avant-garde et grand public, expérimentant par un travail de citations d'images, de plans, interrompues par ses propres trouvailles techniques - par exemple long travelling de Week-end qui fait penser à l'épique remontée d'autoroute de Fellini roma et au Grand embouteillage de Comencini postérieurs ou encore aux travellings de Ville portuaire d'Ingmar Bergman antérieur, la mer vue d'un paquebot de Film Socialiste et dans une usine le long des machines-outils -, ses astuces, ses bricolages, le cinéma étant avant tout matériel, concret, jeux de lumière et organisation de l'espace ?
Le Livre d'Image, film de l'image, filmé par elle aux yeux de Jacques Sicard, également vignette composée de rouge, de blanc, de noir, ouvrant le livre, participe d'une voie singulière associant ainsi art et imageries populaires, histoires filmées, écrites, parlées et vie politique, guerres, proche de l'esprit des papiers collés et des oiseaux de Braque depuis Pierrot le fou et Éloge de l'amour, ce dernier film où Jean-Luc Godard sature les couleurs primaires répondant aux accélérations des indécisions fidèles à l'ordre figé - plus ça passe vite, plus la critique privée de temps de voir et de penser devient impossible - dont les vitesses de succession croissantes, ainsi qu'il en va dans les manèges forains d'usages systématiques des forces centrifuges, tiennent lieu de décisions fermes et rationnelles, le cinéma alors censé former autrement, changer la ronde du manège et proposer d'autres parcours.
Jacques Sicard et Philippe Blanchon tiennent les bouts, les câbles bifronts de Jean-Luc Godard, collages et montages, simultanéités et choix, peinture de Nicolas de Staël, séparation et pluralités des personnes en soi, cadre et parole discrépante - non synchronisée se dirigeant vers des domaines de l'image extérieurs que les mots laissent imaginer - imitation, répétition et changements de registres d'histoire(s) du cinéma (essai filmé) à Le Livre d'images (film)... en lien avec leurs structures créatrices intimes. Quant à l'agonie de l'ère actuelle qui convertit toutes qualités en quantités, Jean Luc-Godard et eux-mêmes la prolongent-ils ou hâtent-ils sa fin en la critiquant par la seule énergie de leurs souffles ? ne manquent-ils pas de s'interroger mutuellement.
Chorus agrandit les champs de vision éclairés par les patiences d'observation réciproques du cinéaste franco-suisse. Les fonds, proses adossées à Artaud de Jacques Sicard, un condensé elliptique et saturé à noir de Motets de Philippe Blanchon se tiennent sur les bords du siphon, l'espace antérieur, gymnastique des sportifs, les intervalles, intérieurs extérieurs, avant l'effort principal, les relâchements, assouplissements après les données créatrices, soit les sommes d'hospitalités échangées entre correspondants. C'est moi (Joyce) déclenche les avalanches Ecce homo (Nietzsche) dans les yeux nus par contagion plus vifs que l'esprit du lecteur. Photo, peinture, cinéma, Jean-Luc Godard bien ici-ailleurs (film de Godard, vers de Blanchon), Cézanne, ses baigneuses, le cinéaste n'a-t-il pas plus d'une fois su voir (British sounds, Numéro deux, Prénom Carmen, Adieu au langage...) les yeux de ces trois formes d'art aller libres à la rencontre d'un corps humain en lutte contre le non-voir démultiplié des écrans où les pixels se lient pour nuire aux regards, la nudité et le monochrome, l'écran noir, la nuit, bases quantiques à partir desquelles les limites, les dehors et dedans, les intervalles s'ordonnent ?
Plus c'est conscient, plus l'arbitraire (Mes prisons, Paul Verlaine, Antonio Gramsci, Rosa Luxemburg...) lie, entrave les cols, expose la mélancolie des deux scripteurs face à la durée de l'injustice omniprésente, et plus sa nécessité devient elle-même précaire. Hong Sangsoo traquant l'image fixe, écrit Jacques Sicard, le lecteur pose devant lui les antipodes de Jean-Luc Godard, Kenji Mizoguchi, l'un des cinéastes que celui-ci préfère, et Yasujiro Ozu, ce dernier créant les rythmes subtiles de l'inapparent, de l'invisible dans chaque plan, toutes formes de vie intriguées, observant les hommes, il y a là un tout politique original éclairant les esthétiques en mouvement expérimentées par le cinéaste franco-suisse où le chaos et l'harmonie, " la sagesse qui ne vient ou ne viendra jamais ", par contraste avec les luttes frontales, héraclitéennes de l'artiste suisse qui condense, accroche, instille la rugosité autrement, permettent d'observer deux formes de tragique singulières. Car c'est à tout moment toujours le commencement, ça commence, autant l'aurore elle-même, les gammes et le matériau que leurs associations et dissociations, écrivent ces duettistes, placer le(s) diapason(s), Belacqua (Dante, Beckett) les lignes du solfège, les mérites des uns et des autres, possibles, nouveaux à chaque point de l'espace-temps, le mouvement devenu point fixe, l'arrêt, l'intervalle en devenir. Deux livres échos, éclairs et tonnerres où l'orage s'énonce.