Survivance des lucioles de G. Didi-Huberman par Jean-Claude Pinson
Ceci n'est pas un essai, aurait-on envie d'ajouter en sous-titre, même si de toute évidence Survivance des lucioles en est un. Car ce pourrait être aussi bien, comme le titre déjà le suggère, un livre de poésie, un livre du moins où il y a sans doute plus de « poésie » que dans maintes plaquettes de poésie. Beau titre en effet, mais aussi, ajouterai-je, beau livre, par sa teneur comme par sa forme, sa composition. Car Georges Didi-Huberman ne se contente pas de filer la métaphore de son titre. En un spectre qui va de l'approche zoologique (ou éthologique) à la lecture métaphysique, il la fragmente et la soumet à une lumière kaléidoscopique, pour lui conférer une véritable puissance conceptuelle (on songe ici à Deleuze et Guattari « inventant » la ritournelle). La méthode, qui est celle du collage et du télescopage, méthode empruntée à Aby Warburg autant qu'à Walter Benjamin (c'est aussi celle de Giorgio Agamben), confère au livre un côté indéniablement primesautier, très en accord avec son objet et son titre.
L'image, on le sait, est de longue date l'objet privilégié de la réflexion de l'historien d'art qu'est Didi-Huberman. Mais s'il porte d'abord sur l'image et sa place à notre époque, Survivance des lucioles est aussi un livre qui concerne fortement la poésie et interroge son aujourd'hui : si elle peut peu (selon la formule de Christian Prigent), que peut-elle encore cependant ?
Pasolini et la disparition du peuple
Didi-Huberman part d'une opposition empruntée à Dante pour, avec Pasolini, l'inverser. À la grande lumière (luce) du Paradis, Dante opposait les petites lumières (lucciole) des âmes mauvaises qui s'agitent ici-bas. Dans notre monde sans Dieu, c'est désormais la grande lumière du pouvoir, la lumière « totalitaire » du biopouvoir, du « néo-capitalisme télévisuel », comme l'appelle Pasolini, qui nous aveugle et nous tient prisonniers. Sous cette cruelle lumière, c'est à peine si peuvent encore danser, par intermittences, les « corps lyriques » des jeunes gens, ces lucioles en lesquelles s'incarnent pour Pasolini l'esprit du peuple et sa résistance à ce « fascisme nouveau » dont il analyse l'émergence. Car sombre est le diagnostic du poète italien. De même que les lucioles réelles commencent à disparaître au début des années soixante sous l'effet de l'urbanisation et de la pollution, les lucioles de « l'esprit populaire », les contre-pouvoirs qu'elles pouvaient constituer finissent aussi, sous la « féroce lumière du pouvoir » (on pense à la société de contrôle selon Foucault ou Deleuze), par s'évanouir. Sévère diagnostic donc d'un désastre sans recours, qui conduit Pasolini, dans un article fameux de 1975 (« L'article des lucioles »), à « abjurer » - en quelque sorte « suicider », écrit Didi-Huberman - son propre « amour du peuple ».
Indestructible expérience
C'est un tel diagnostic, « apocalyptique », que Didi-Huberman cherche à invalider, en discutant les thèses de ceux qui ont pu en fournir les assises philosophiques, à savoir Walter Benjamin et, dans son prolongement, Giorgio Agamben. Au-delà, au lieu de « se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle », il s'agit pour Didi-Huberman de redonner crédit à ce qu'Ernst Bloch appelait le « principe espérance » - il s'agit d'« organiser le pessimisme », en fourbissant des raisons de « dire oui » et être ainsi en mesure de « libérer des constellations riches d'avenir ».
Le cœur de l'affaire repose sur la question, cruciale en effet, de l'expérience et de sa perte, de la « chute de sa valeur » (Benjamin) pour les sujets modernes, qui s'en voient « expropriés » et transformés en zombies, quand les tout-puissants projecteurs du spectacle et de la marchandise triomphent absolument. À Agamben, Didi-Huberman reproche une vision « apocalyptique » qui le conduit à ne plus voir dans l'image qu'une « pure fonction du pouvoir » sans contre-pouvoirs et, dans le droit fil de la Théorie de la constitution de Carl Schmitt, à faire du peuple une entité passive (comme au théâtre le public se définit négativement par le fait qu'il ne joue pas).
Or, souligne Didi-Huberman, il n'en est rien. L'image, comme l'avait déjà suggéré Walter Benjamin, est « dialectique » : elle suscite des contre-images « capables de franchir l'horizon des constructions totalitaires. » Et c'est l'affaire de l'art que de s'y employer (Didi-Huberman donne une belle analyse, in fine, d'une vidéo de Laura Waddington intitulée Border, où elle filme les sans-papiers de Sangatte et, parfois, leur « joie malgré tout »). C'est également l'affaire de la poésie, quand elle entreprend d'opposer ses « mots-lucioles » aux « mots-projecteurs » des propagandes (et Didi-Huberman de citer ici les Feuillets d'Hypnos de René Char).
L'auteur en déduit que « l'expérience est indestructible » - du moins importe-t-il d'affirmer (en un geste en quelque sorte performatif) qu'elle l'est. Postulation sur laquelle Didi-Huberman ne s'attarde pas, renvoyant cependant à la nature du désir (« l'indestructible par excellence »). Thèse que je crois pour ma part profondément léopardienne : le désastre et l'« éternullité », le néant de toutes choses (au plan métaphysique), ne sauraient éteindre la lumière du désir. C'est aussi la thèse d'un Negri, et Didi-Huberman d'opposer, à juste titre, à « l'horizon cruel conçu par Giorgio Agamben », « l'horizon joyeux [... ] imaginé par Antonio Negri et Michael Hardt lorsqu'à l'ìempireì du règne et de la gloire contemporains ils opposent la ìmultitudeì comme ìnouvelle possibilité de la démocratieì ». Et c'est bien en effet de ce côté, du côté de ce que j'appelle le « poétariat », qu'il faut aujourd'hui chercher non seulement des communautés « à venir », mais des « communautés qui restent », qui sont déjà là, quand justement le « peuple », dans la culture d'aujourd'hui, cesse d'être passif comme le public au théâtre.
Abdication - non pas abjuration
Negri a théorisé sous le concept d'« exode » les conduites de résistance qui apparaissent quand l'attente du Grand Soir n'a plus de sens. C'est bien quelque chose de semblable qu'évoque Didi-Huberman quand il parle, à propos de l'insistance des lucioles, de « fuir, se cacher, enterrer un témoignage, aller ailleurs, trouver la tangente... ». Et de citer, après Hannah Arendt, l'exemple de Lessing, qui sut « se retirer sans se replier » (« se retirer ìhors du mondeì de la lumière tout en travaillant, écrit Didi-Huberman, à quelque chose qui pût ìêtre encore utile au mondeì, une lueur en somme »).
Ainsi, là où Pasolini, radicalement désespéré, en est réduit à l'« abjuration », sous des formes nouvelles la résistance des « lucioles » peut malgré tout continuer. Quand l'âge du « poétariat » est venu (mais c'est un âge que Pasolini n'a pas été vraiment en mesure de connaître), elle peut continuer en mode mineur, sous la forme de l'« exode », et déployer la « force diagonale » (Arendt) qui lui est propre. Negri et Hardt de leur côté ne disent rien d'autre : « Alors que dans la modernité, l'être-contre signifiait souvent une opposition directe et/ou dialectique, dans la postmodernité, être-contre pourrait être le plus efficace dans une position oblique et diagonale. Les batailles contre l'Empire pourraient être gagnées par soustraction, dérobade ou défection. Cette désertion n'a pas de lieu : c'est l'évacuation des lieux de pouvoir. » Abdication (i. e. évacuation des lieux de pouvoir, quels qu'ils soient), mais non abjuration : c'était déjà l'attitude d'un Thoreau.
Survivances et survenances
Le titre du livre l'indique clairement, c'est sous le signe de la « survivance » que Didi-Huberman pense la résistance des « lucioles » à la lumière aveuglante de l' « empire ». Il en emprunte l'idée à Aby Warburg, qui attribuait aux « survivances » un rôle constitutif dans la dynamique même de l'imagination (y compris au plan politique), de même que Pasolini, dans ses films, recourait à la « conjonction de l'archaïque et du contemporain ». Que la poésie puisse elle aussi tirer parti des survivances, c'est ce qu'indique assez la persistance en elle du plus ancien « contrat pastoral » (comme l'appelle Paul de Man). Le fantôme des campagnes (de la Nature) en effet continue de la hanter, quand bien même elles ne sont plus que les « ci-devant campagnes », de même que nous continuons, dans la « grande monade techno-scientifique » de la mégapole, nous dit Jean-François Lyotard, d'« alléguer la domus perdue ».
Mais il est d'autres vecteurs de « lucioles » que les survivances, d'autres agencements producteurs d'aura que ceux qui résultent de la percussion du Maintenant par un Autrefois. Il y a aussi, dans l'immanence du Maintenant ce que j'appellerais volontiers des « survenances », parce qu'elles procèdent d'une poétique de la surprise, du « tout arrive » (selon cette devise que Dominique Fourcade emprunte à Manet). Ce n'est plus la collision de l'archaïque et du présent qui est alors le ressort de la contre-effectuation artistique ou poétique de l'époque, c'est le surgissement du nouveau, la surrection d'un imprévu (le vieux mot de « survenance », s'il est aujourd'hui un concept métaphysique, est d'abord un terme de jurisprudence qui désigne une « arrivée imprévue » - par exemple la naissance inattendue d'un ayant-droit). Faire que surviennent dans le texte des « naissance imprévues », c'est bien ce que cherche la poétique de la surprise, de même que la poétique baudelairienne de la contingence s'attache à extraire dans chaque époque sa « mode », son nouveau propre. Et par exemple, dans notre époque post-coloniale, cette beauté des images-lucioles que Laura Waddington a su capter en filmant les réfugiés de Sangatte dans Border.
Agamben et « l'athéologie poétique »
Le cœur de l'affaire, je l'ai dit, est pour Georges Didi-Huberman la question de l'expérience et de sa « chute ». Ce pourquoi il accorde toute la place qu'elle mérite à la réflexion, après (et d'après Pasolini), de Giorgio Agamben sur sa perte aggravée à l'époque contemporaine. Commentant un passage d'Enfance et histoire, l'un des tout premiers livres d'Agamben, il croit y trouver « un jugement désespérant sur l'histoire de la poésie moderne après Baudelaire. » Il se fonde, pour ce faire, sur la phrase suivante : « À bien y regarder, la poésie moderne depuis Baudelaire, écrit Agamben, ne se fonde nullement sur une nouvelle expérience, mais sur un manque d'expérience sans précédent. » Proposition que Didi-Huberman juge « intenable », « en face du moindre texte de Rilke, de Michaux, de René Char, de Bertolt Brecht, de Paul Celan. Ou de Pasolini lui-même. »
Il me semble toutefois qu'Agamben dit autre chose que ce que Didi-Huberman croit pouvoir retenir de la phrase qu'il cite. Par « manque d'expérience » en effet, Agamben n'entend pas l'effacement radical de tout èthos (de tout séjour) et de tout vécu s'y rapportant. Sans doute faudrait-il ici, en écho à Walter Benjamin distinguer entre Erfahrung et Erlebnis - entre expérience « auratique », celle d'un monde autrefois enchanté par la parole mythique, « ensensé » par la tradition, et expérience moderne, celle, déstabilisante, d'un monde chaotique où chacun fait l'épreuve, insulaire autant que massive, multitudinaire, d'un « vécu » sans légende, « insensé ». Par conséquent, ce qui vient à manquer, pour le poète moderne, c'est seulement la possibilité d'une Erfahrung.
Or, comprise comme Erfahrung, l'expérience, nous dit Agamben, est d'abord, par le tissu d'habitudes dont elle nous enveloppe, ce qui nous préserve de la surprise, de l'inattendu. Si bien que lorsqu'elle vient à manquer, nous sommes pleinement exposés à ce que d'autres ont appelé l'épreuve de l'« impossible ». Car l'existence moderne, celle qui a pour cadre la grande ville, est d'abord épreuve du choc (Chokerlebnis), expérience traumatique de l'étrangeté radicale du monde, expérience qui « ouvre, écrit Agamben, une brèche dans l'expérience » : la « destruction de l'expérience est la nouvelle demeure de l'homme ». C'est en ce sens - et seulement en ce sens - qu'il peut parler de « manque d'expérience ». Non sans ajouter qu'à cette « expropriation de l'expérience », la poésie moderne répond en faisant d'elle une « raison de survivre, transformant en norme de vie ce qui ne peut être expérimenté ». Au trauma du choc subi, elle riposte par le choc d'une parole susceptible d'électriser le lecteur.
J'ajouterai qu'il n'y a sans doute pas une mais deux formes au moins de désappropriation de l'expérience (d'arrachement à son habitude qui stabilise l'existence) : celle du choc qui coupe le souffle (selon une logique esthétique qui est celle du sublime), mais aussi celle de la « merveille », qui surgit et surprend. Car si l'expérience de la grande ville signifie celle d'un « monde saisi par la rigidité cadavérique » (Benjamin), elle signifie aussi, en son versant « naïf », celle de l'incessant surgissement du nouveau qu'apportent, avec la mode, les mœurs modernes. Il s'agit alors pour la poésie de « faire » le « positif » de cette merveille, de retrouver avec elle le chemin d'une naïveté (mais seconde) ; de contribuer à rompre le sortilège moderne du désenchantement. Le poète baudelairien n'est ainsi pas seulement confronté à la perte de l'aura ancienne, celle qui accompagnait sa figure classique du poète. Il est aussi requis par la tâche de conquérir, pour et par le poème, une aura nouvelle, celle qui procède de cette poétique des « survenances » que j'ai précédemment évoquée.En outre Agamben, loin de méconnaître la poésie qui vient après Baudelaire, a abondamment médité maintes œuvres de poètes du XXème siècle, de Segalen à Eugenio De Signoribus, en passant par Rilke, Pessoa, Celan, Caproni et quelques autres (commentés notamment dans les essais repris en français sous le titre La Fin du poème, Circé, 2002). La question que ne cesse de poser Agamben à leur propos est encore une question de lumière : quand le poète d'après la mort du divin (du « somnambulique écroulement du divin et de l'humain »), le poète post-hölderlinien, doit endurer le « jeûne de la lumière », comment peut-il être encore celui qui « dans la parole génère la vie », comment peut-il être encore un pourvoyeur de lucioles ? Ce qu'Agamben nomme « l'athéologie poétique de la modernité » exclut une poétique de l'Erfahrung, mais tout autant ce qu'on l'on a pu nommer Erlebnispoesie, i. e. une poésie réduite aux acquêts d'un vécu subjectif et singulier. L'expérience du poète, en effet, est celle d'une désubjectivation autant que d'une désobjectivation. Quant à sa tâche, non pas à rebours du désastre mais tout contre lui, elle consiste à nous « introduire au nouvel èthos, c'est-à-dire à la nouvelle demeure des ìdéshabitantsì de la terre » que nous sommes. Et Agamben de louer Giorgio Caproni d'avoir su, dans son poème Res amissa, mettre de côté tout « pathos athéologique » pour « exprimer sans ombre de nostalgie ou de nihilisme l'èthos, et presque la Stimmung de la ìsolitude sans Dieuì ».
C'est sans doute aller bien vite en besogne, mais je crois pouvoir en déduire pour ma part que, si le poète athéologien est contraint au jeûne de la lumière céleste, en même temps qu'il travaille à se soustraire à la lumière aveuglante du biopouvoir, il lui revient bien d'exprimer notre nouvel èthos et d'y faire paraître ses mots-lucioles.