Circulation incognito par François Huglo

Les Incitations

31 août
2015

Circulation incognito par François Huglo

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  Le champ poétique peut être défini par ce qu'il n'est pas (romans, essais) et les préférences littéraires délimitées par des rejets. Procéder par éliminations permet de clarifier : on prend ce qui reste, on y voit plus clair car il y en a moins. On peut aussi s'accommoder d'une plus grande confusion, préférer à toute clôture du champ poétique considéré comme un pré carré (cf Rousseau : "Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire...") l'image et l'idée d'une circulation partout incognito, disons presque : partout sauf chez elle, partout sauf entre soi, entre racines et souche. Plutôt que tel ou tel type de poésie, on peut rejeter ce que Michel Valprémy appelait "la poésie-poésie", celle qui tourne sur elle-même, se penche (jusqu'à la noyade) sur une certaine, trop certaine, image d'elle-même : la poésie comme bloc identitaire (donc immédiatement identifiable).

   Autre tentative d'assignation à résidence, le test de l'île déserte est un peu bateau (!). Pourquoi ne demande-t-on jamais un hit parade ou top ten des livres, films, disques, tableaux, etc., sans oublier d'inoubliables performances ? On sait que cela change tous les jours, que la photographie est un instantané, que l'île n'est pas déserte (en salle d'étude, en 3ème et seconde, sur des boulettes de papier, entre copains nous échangions nos hit parades personnels). Une autre question serait celle des livres qui nous ont structurés, qui nous ont formés parce qu'ils nous ont traumatisés : ceux dont on ne se remet pas. Mais on ne les relit pas forcément. Ils ont pris la forme de parchemins roulés dans la mémoire qui en retrouve des bribes, hume dans leurs plis des couleurs et rumeurs du temps, des fragments de fragrances, des lointains d'une incroyable netteté. Ou de fleurs séchées entre les pages d'un livre, mais celles-ci ont gardé leur fraîcheur. Apollinaire : "Que cet oeillet te dise / la loi des odeurs / qu'on n'a pas encore / promulguée et qui viendra / un jour / régner sur / nos / cerveaux / bien + précise et + subtile / que / les / sons / qui / nous dirigent / je préfère ton nez / à / tous / tes / organes ô / mon  amie / Il est le trône de / la / future / SA /GES /SE" (mais c'est un calligramme, il faudrait dessiner).

    A quoi bon se lamenter, avec tant de poètes irrités (prurit, démangeaison de la blessure narcissique ?) sur la pauvre poésie si oubliée, si ignorée, si malmenée ? Nous la cueillons, ô vieil Horace, chaque jour, où nous la trouvons. "Voilà la poésie ce matin" comme disait le poète de Zone ! Et l'héritage, alors ? "Je nais où je m'attache", écrivait Serge Wellens. L'héritage n'en finit pas d'être remanié par l'inventaire (mémoire ET oubli, inséparables). Un vrai taudis !