UNDERGROUND, ÉMERVEILLEMENT par François Huglo
La poésie ne peut être pensée sur le modèle de l’offre et de la demande, puisque l’offre est pléthorique et la demande inexistante. Chacun veut qu’on le lise, personne ne lit. J’exagère à peine : un ami m’écrivait qu’il avait une malle pleine de livres qu’il ne pouvait offrir parce que personne n’en voulait. Ce qui se présente comme une offre est, en réalité, une demande : d’être publié, d’être lu, d’être sinon connu, du moins reconnu comme poète, écrivain, artiste.
Ce modèle de l’offre et de la demande suppose une complémentarité entre, d’un côté, un petit nombre de « créateurs », actifs, n’attendant que l’admiration qui leur est due, et de l’autre côté le plus grand nombre, passif, le « public », qui ne demanderait qu’à admirer ce qu’il consomme, à consommer ce qu’il admire. Mais le « public » n’existe pas. Les « créateurs » non plus. Chez ceux qui sont supposés faire masse pour former le premier, ne peuvent s’intéresser aux seconds que ceux qui, eux-mêmes, « créent » peu ou prou. Et ceux qui écrivent ont tous commencé par lire. Il arrive même qu’ils continuent. Pour chercher la poésie, il faut d’abord l’avoir trouvée. Ce qui prime, c’est donc la trouvaille, le ready made, la rencontre, l’étonnement, l’idée idiote qui nous traverse et nous provoque. C’est l’émerveillement. Le lecteur et l’auteur sont une seule et même « Station Underground d’Emerveillement Littéraire », pour reprendre la signature-acrostiche de Lucien Suel. Underground parce que cela n’a rien à voir avec le marché qui repose sur le schéma de l’offre et de la demande. Il s’agit plutôt d’un échange entre des individus pouvant former réseau. Le mail-art, par exemple (Suel l’a beaucoup pratiqué), mais avant le mail art, le courrier. Max Jacob n’écrivait-il pas « une lettre est une œuvre d’art en liberté » ? Il y a réciprocité : je te lis, tu me lis, il n’y a pas d’un côté l’écrivain actif, de l’autre le lecteur passif. La poésie peut être faite par tous, y compris par e-mail et par SMS. Les réseaux peuvent être des revues, la micro-édition. Les « critiques », les « poètes », les « revuistes » sont pour l’essentiel (pour la part la plus vive et la plus libre de ce qui s’écrit et lit) les mêmes personnes, et cela ne représente pas grand monde, ressemblerait plutôt à un échange de courrier : si le courant passe, si des atomes crochus s’accrochent, la correspondance continue. Sinon, non. Ce n’est la faute à personne, c’est comme ça et c’est très bien comme ça. Tant pis si c’est statistiquement négligeable. Tant mieux si ça passe entre les mailles des sondeurs.